Elle lui dit en traînant un peu les paroles que c’était bien aimable à lui d’être venu les charmer de sa présence ajoutant qu’il ne se passait pas de jour que Manilof ne parlât de Paul Ivanovitch. « C’est vrai, dit Manilof ; elle me disait deux ou trois fois chaque jour : « Eh bien, tu vois, il ne vient pas. – Attends, chère amie, il viendra. – Il ne viendra pas. – Il viendra. » Et vous voici à la fin ; vous nous honorez de votre bonne visite. Ah ! c’est un grand, un bien grand plaisir que vous nous faites là, un vrai jour de mai, fête de cœur… » Tchitchikof, voyant ce chaleureux accueil aller jusqu’à employer ces mots de fête du cœur, sentit un peu de trouble et répondit avec une humilité sincère que, pour des termes si gracieux, il était d’un nom et d’un rang bien modestes, bien chétifs… « Bah ! bah ! vous avez tout en vous, tout, tout, et même à mon sentiment plus que cela encore. – Comment avez-vous trouvé notre ville ? se hâta de dire Mme Manilof ; y avez-vous passé votre temps sans trop d’ennui ? – C’est une très jolie ville, répondit Tchitchikof, une ville qui me plaît beaucoup ; j’y ai passé tous ces dix à douze jours très agréablement : j’y ai trouvé une société très aimable. – Et que vous semble de notre gouverneur ? – N’est-ce pas, dit Manilof, que c’est un homme très distingué… et qui reçoit à merveille ? – Vous avez parfaitement raison, répondit Tchitchikof, c’est un homme tout à fait comme il faut. Et comme il a pris en main les rênes de son administration ! comme il comprend bien ses devoirs ! Il faut souhaiter à notre patrie beaucoup de magistrats comme celui-là. – Ah ! comme il sait, n’est-ce pas, en recevant quelqu’un, observer la délicatesse du langage et des manières… ajouta Manilof en faisant ma délicate figure de haut magistrat qui reçoit l’administré ; et de plaisir le hobereau fermait aux trois quarts les yeux, à peu près comme un chat à qui on passe légèrement les doigts sur la gorge et autour des oreilles. – C’est un homme très accueillant et très agréable, reprit Tchitchikof. Et comme il est adroit de ses mains ! Vrai, j’ai eu de la peine à en croire mes propres yeux. Comme il s’entend à broder des dessous de lampe et des dessus de presse-papiers, de coussinets et de tabourets ! Il m’a fait voir une bourse en perles, qui est de son travail… En vérité, je ne sais si les doigts de fée de madame pourraient mieux faire que cela. – Et notre vice-gouverneur, hein ? n’est-ce pas aussi un aimable homme ? dit Manilof en commençant à manœuvrer ses yeux comme tout à l’heure. – C’est un charmant, un très charmant homme, répondit sans balancer Tchitchikof. – Çà, permettez : que vous a semblé de notre maître de police ? n’est-ce pas que c’est vraiment un homme agréable ? – Comment donc ! et très agréable, même ; de plus, un brave homme et plein d’esprit. Le président de cour, le procureur général et moi, nous avons été battus au whist chez lui ; nous avons joué jusqu’aux derniers coqs[16]. C’est un brave, un excellent homme. – Eh bien, vous allez me dire votre avis sur la femme du maître de police, ajouta Mme Manilof ; n’est-ce pas vrai que c’est une très aimable femme ? – Oh ! c’est une des plus excellentes femmes que j’aie connues, une femme essentielle, » dit Tchitchikof. On ne manqua pas, après cela, de passer en revue le président, le procureur et le directeur de la poste, de sorte qu’il ne fut pas oublié un seul des fonctionnaires un peu marquants de la ville : et notez, je vous prie, que tous se trouvèrent les plus honnêtes gens du monde. « Est-ce que vous habitez la campagne à poste fixe ? dit Tchitchikof aux deux époux. – Oui, la plupart du temps, répandit Manilof ; quelquefois nous allons passer une, deux, trois semaines à la ville, uniquement pour voir des gens comme il faut ; c’est indispensable : on deviendrait sauvages, à vivre constamment confinés dans une campagne. – C’est très vrai, dit Tchitchikof. – Eh mais ! oui, reprit Manilof : ce serait tout autre chose si l’on était bien avoisiné ; si, par exemple, on possédait à quelques kilomètres de chez soi… si, par exemple, un homme demeurait là tout près, avec qui on pût, en quelque sorte, parler de choses agréables, du vrai bon ton, du bon goût et des manières du monde, et suivre ici l’étude de quelque bonne petite science, n’est-ce pas ?… de ces choses, hein ! qui dégourdissent l’âme, vous savez ! ces choses qui font pousser des ailes… pour s’envoler… » Manilof avait certainement ici à rendre l’idée de choses pour lesquelles il n’y a pas de mots. S’étant aperçu que la langue se refusait à le suivre dans ces hauteurs, il exprima, d’un geste élevé, le fait poétique de son exaltation, et reprit terre en disant : « Alors, ah ! alors, sans doute, la campagne et la solitude auraient bien de l’agrément. Dans nos environs il n’y a personne, absolument personne… Tout ce qu’on peut faire, c’est de feuilleter, de loin en loin, quelque numéro du Fils de la patrie[17]. » Tchitchikof convint, en branlant la tête et allongeant sympathiquement la lèvre, que c’était un état de choses bien fâcheux ; puis, voyant combien son hôte désirait de lui entendre prononcer là-dessus quelques paroles de choix, il ajouta qu’à son gré rien n’est plus charmant que de vivre dans la solitude, si l’on y sait jouir des spectacles qu’offre la nature, et de lire chez soi quelque livre. Ceci étant trop discret, Manilof reprit : « À la bonne heure ; mais savez-vous, si l’on n’a pas sous la main un ami avec qui partager ses joies… – Ah ! vous avez raison, parfaitement raison, interrompit Tchitchikof ; qu’est-ce que c’est, sans cela, que tous les trésors du monde ? « Autour de toi n’aie pas de l’argent, mais des braves gens, » a dit un sage. Oui, c’est un sage qui a dit cela. – Eh bien ! Paul Ivanovitch, dit Manilof montrant, répandue sur toute la face, une expression non seulement douce, mais liquoreuse comme ces juleps qu’un médecin homme du monde administre habilement à ses riches et fantasques patients, si impatients de toute amertume, si difficiles à rasséréner, à encourager, à faire transpirer à souhait ; n’est-ce pas ? oui, avec un bon ami de son sexe on éprouve, je puis dire, une sorte de bien-être céleste… Houh ! voilà en ce moment, par exemple, à cette heure, que la Providence me procure le bonheur sans pareil, unique… de causer comme cela avec vous, de jouir de votre charmante conversation… Ah !… – De grâce, quelle conversation, quel charme. Je suis un homme tout bon, tout hôte, un homme de rien, je vous assure.