Il s’installe à Montmartre, où il côtoie moins les gens de lettres que le monde du théâtre et les peintres : lui-même dessine et s’applique à la gravure. Ses parents lui versent une mensualité de trois cents francs. De Paris à la Bretagne et vice versa, le trio ne se quittera plus guère. En mai 1872, Tristan emmène le couple à Capri2. Lui-même séjournera plus tard au château des Battine, dans la Sarthe.

En 1873, Corbière décide de publier ses poèmes sous le titre Les Amours jaunes. Cela se fera à compte d’auteur – c’est Corbière père qui paie – et chez les frères Glady. Pourquoi eux ? Les Glady s’étaient fait une réputation sulfureuse d’éditeurs pornographiques. Ce relent a pu flatter l’esprit provocateur du poète. Quant au titre choisi, il était susceptible d’allécher les clients de la maison d’édition. Le volume parut en août 1873. Il avait en frontispice un autoportrait de Tristan en tenue de marin rafalé3, silhouette sinistre adossée à un mât de navire. Il était dédié au père – plus exactement : « À l’auteur du Négrier ». L'insuccès fut total : il y eut quelques comptes rendus sans conséquence. Corbière n’en continua pas moins d’écrire. Il apporta de nombreuses corrections et additions à son exemplaire personnel. Il pensait à un nouveau recueil, qu’il intitulerait Mirlitons. Et il se fit prosateur. En 1874 La Vie parisienne publiait de lui deux grands morceaux de prose, « Casino des Trépassés » et « L'Américaine » (en 1873, le même périodique avait donné neuf pièces extraites des Amours jaunes).

Le 20 décembre 1874, on trouva Tristan inanimé sur le plancher de son appartement parisien, en tenue de soirée. Il fut transporté à l’hôpital Dubois. Il annonça la nouvelle à ses parents en leur écrivant : « Je suis à Dubois dont on fait les cercueils. » Sa mère le ramena à Morlaix, où il mourut le 1er mars 1875, absolument ignoré.

Sauvetage posthume.

L'oncle Chenantais, qui avait hébergé Tristan lycéen à Nantes, avait un fils qui se piquait de poésie. Tout en faisant sa médecine à Paris, au début des années 1880, ce Jules Chenantais avait publié, sous le pseudonyme de Pol Kalig, un recueil de vers fortement marqué par l’œuvre de son cousin. Cela s’appelait Amours de chic... Il avait prêté un exemplaire des Amours jaunes à un autre carabin poète, Léo Épinette, qui était devenu rédacteur de la revue Lutèce sous le nom de Léo Trézenik. Celui-ci avait communiqué sa découverte à son corédacteur, Charles Morice, qui, à son tour, fit connaître Les Amours jaunes à Verlaine. Verlaine fut pris d’enthousiasme et consacra à Corbière la première des trois monographies des Poètes maudits – Corbière, Rimbaud, Mallarmé – qui parurent dans la revue de Trézenik en 1883, avant d’être reprises en volume en 1884. C'était un dithyrambe assez superficiel : « Tristan Corbière fut un Breton, un marin, et le dédaigneux par excellence [...]. Comme rimeur et comme prosodiste, il n’a rien d’impeccable, c’est-à-dire d’assommant [...]. Son vers rit, pleure très peu, se moque bien et blague encore mieux... »

En 1884, Les Amours jaunes sont mentionnés comme faisant partie de la bibliothèque de Des Esseintes, le protagoniste d'A rebours de Huysmans : « D'autres poètes l'incitaient encore à se confier à eux : Tristan Corbière, qui, en 1873, dans l’indifférence générale, avait lancé un volume des plus excentriques, intitulé : Les Amours jaunes. Des Esseintes qui, en haine du banal et du commun, eût accepté les folies les plus appuyées, les extravagances les plus baroques, vivait de légères heures avec ce livre où le cocasse se mêlait à une énergie désordonnée, où des vers déconcertants éclataient dans des poèmes d’une parfaite obscurité, tels que les “Litanies du sommeil”, qu’il qualifiait à un certain moment d’

Obscène confesseur des dévotes mort-nées.

C'était à peine français ; l’auteur parlait nègre, procédait par un langage de télégramme, abusait des suppressions de verbe, affectait une gouaillerie, se livrait à des quolibets de commis-voyageur insupportable, puis tout à coup, dans ce fouillis, se tortillaient des concetti falots, des minauderies interlopes, et soudain jaillissait un cri de douleur aiguë, comme une corde de violoncelle qui se brise... »

À l’automne de 1885, Léo Trézenik rendait compte, dans Lutèce, d’un volume de vers nouvellement paru : Les Complaintes. Le critique accusait Jules Laforgue d’avoir « poussé à l’extrême les procédés des Amours jaunes ».