L'article piqua au vif le jeune poète, qui se défendit avec aigreur : « Tout le monde me jette Corbière à la tête [...]. Corbière a du chic et j’ai de l’humour. Corbière papillotte et je ronronne ; je vis d’une philosophie absolue et non de tics ; je suis bon à tous et non insaisissable de fringance ; je n’ai pas l’amour jaune mais blanc et violet gros deuil ; – enfin Corbière ne s’occupe ni de la strophe ni des rimes (sauf comme tremplin à concetti) et jamais de rythmes, et je m’en suis préoccupé au point d’en apporter de nouvelles et de nouveaux ; – j’ai voulu faire de la symphonie et de la mélodie, et Corbière joue de l’éternel crin-crin que vous savez. » Un essai posthume de Laforgue, intitulé Une étude sur Tristan Corbière et paru en 1891, allait conclure sur une condamnation sans appel : « Pas de la poésie et pas des vers, à peine de la littérature : un métier sans intérêt plastique. »

Les Amours jaunes étaient sauvés de l’oubli. À vrai dire, ils ne s’en portaient guère mieux et n’en continueraient pas moins de mener pendant longtemps l’existence effacée d’un livre du second rayon. Pour les littérateurs fin de siècle, Corbière restait inassimilable. C'est ce qui ressort du commentaire de Remy de Gourmont dans Le Livre des masques : « Tristan Corbière est, comme Laforgue – un peu son disciple –, l’un de ces talents inclassables et indéniables qui sont, dans l’histoire des littératures, d’étranges et précieuses exceptions – singulières même en une galerie de singularités. »

Il faudra attendre le surréalisme pour qu’on prenne conscience de l’importance des Amours jaunes. En 1940, André Breton accueillera Corbière dans son Anthologie de l’humour noir et fera, non sans quelque exagération, de l’auteur de la « Litanie du sommeil » le premier ancêtre de l’écriture automatique : « Corbière doit être le premier en date à s’être laissé porter par la vague des mots qui, en dehors de toute direction consciente, expire chaque seconde à notre oreille et à laquelle le commun des hommes oppose la digue du sens immédiat. »

Avec Corbière, les surréalistes ont en commun le refus de l’art. Pour eux comme pour lui, il faut marcher sur le ventre de la beauté et dire non à la littérature. À Tristan Tzara, Breton écrivait : « Tuer l’art est aussi ce qui me paraît le plus urgent4. » Cette révolte et cette libération, Tzara lui-même les a admirablement définies : « C'est dans l’activité compensatrice, dans la création imaginaire d’un monde merveilleux, que des sensibilités blessées comme celle de Corbière découvrent une échappatoire. L'insupportable sensation d’étouffement que ces êtres éprouvent est due à l’ambiance où ils vivent et qu’il s’agit pour eux de nier. De là le ton explosif, entrecoupé, haletant, rendant un son souvent revendicatif, qui donne à la poésie de Corbière son caractère aigu d’invective à l’adresse du monde, invective arrêtée au bord de l’inexprimable cri. C'est vers ce cri que tend la poésie de Corbière, comme toujours elle se tient près de la vérité des choses et des êtres, de sa propre vérité, de la vérité sentie, dépouillée et dévoilée par lui, et qui, grâce à son effort pour la rendre communicable, prend le ton hautement pathétique mais néanmoins empreint de l’allure dédaigneuse propre aux conquérants solitaires5. »

Le rôle des surréalistes dans la réévaluation des Amours jaunes ne peut être sous-estimé. Depuis eux, l’accueil fait à la poésie de Corbière s’est beaucoup modifié et enrichi6. Dès les années 1950, éditions et études critiques se sont multipliées. En même temps, les essais biographiques, souvent hasardeux (car la vie de Corbière est mal connue), ont fait place à une analyse attentive des enjeux poétiques et des processus d’écriture. Nombre de ces travaux critiques, et non des moindres, sont d’origine étrangère, italienne et anglo-américaine surtout. La résurgence du poète Corbière n’est pas exclusivement le fait de la France7. Et il n’est pas sûr que la critique littéraire française ait définitivement sanctionné l’entrée des Amours jaunes dans le corpus des œuvres poétiques dont la lecture s’impose. Il suffit de consulter les collections à l’usage de l’enseignement de ces vingt dernières années pour s’apercevoir que Corbière n’y figure guère ou pas du tout, tandis que ses contemporains – Lautréamont, Rimbaud, Laforgue et autres décadents – y sont abondamment représentés.

Il importe en bonne justice d’accorder à Corbière la place qui lui revient dans la révolution poétique qui s’est produite en France après la mort de Baudelaire. C'est aux alentours de 1870 que le bastion des belles-lettres s’écroule. Les Chants de Maldoror datent de 1869, Une saison en enfer est de la même année que Les Amours jaunes. Trois maudits, et qui ont travaillé sans se connaître. Sans avoir l’envergure de Rimbaud et de Lautréamont, Corbière les rejoint sur quelques points essentiels : le goût de la parodie, l’ironie à l’endroit de la littérature, la mise en question du sujet et du langage poétique.

Le titre et la composition des « Amours jaunes ».

Le titre du recueil a suscité bien des gloses. Les premiers commentateurs y ont vu un calque de l’expression rire jaune. « On peut aimer jaune comme on rit jaune », écrivait encore André Breton. L'interprétation désormais communément admise est que le jaune désigne tout bonnement le cocuage et, plus généralement, la trahison. Cette signification est inscrite dans l'histoire8. La structure des Amours jaunes a également fait couler beaucoup d’encre9. On a reproché au recueil son manque d’unité. Non sans raison : il est manifeste qu’il se défait en deux parties très dissemblables.