Dans « Épitaphe », l’auteur s’est dit :
Très mâle... et quelquefois très fille.
Et, dans le même poème :
Son seul regret fut de n’être pas sa maîtresse15.
Empressons-nous d’ajouter que le satanisme baudelairien peut fournir matière à parodie. C'est le cas d’« Elizir d’amor » et de « Vendetta », dans la section « Sérénade des sérénades ». Mais la parodie aussi est un déguisement, tout comme l’échange des rôles sexuels, où l’on ne sait pas au juste qui est qui. Se désidentifier, telle est, pour Tristan, la grande affaire. D’où l’amour du masque 16 et le penchant à la parodie, qui sont une seule et même chose. Écrire, pour lui, c’est toujours plus ou moins récrire. Afin de se dire à travers autrui, dans cet écart entre soi et soi qui est sa fatalité, mais aussi son maître atout. Parodique ou non, le remake est chose sérieuse. Corbière en use à la mode du compositeur qui produit ses trente-six variations sur un thème du répertoire, en passant par diverses transpositions et modulations, du pathétique au bouffon. Le thème initial se fragmente, se métamorphose et se pluralise ; le résultat est toujours le fait de deux auteurs.
Des trois souvenirs de Baudelaire que comprennent Les Amours jaunes – « Bonne fortune et fortune », « La Pipe au poète » et « Duel aux camélias » –, le meilleur est sans aucun doute le dernier. Il s’inspire du sonnet « Duellum ». Il s’agit là de l’amour-haine dans ses étapes successives, de la jeunesse au déclin. Voici, pour rappel, le premier quatrain et le second tercet du sonnet de Baudelaire. Les « deux guerriers » désignent les amants :
Deux guerriers ont couru l’un sur l’autre ; leurs armes
Ont éclaboussé l’air de lueurs et de sang.
– Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes
D’une jeunesse en proie à l’amour vagissant. [...]
– Ce gouffre, c’est l’enfer, de nos amis peuplé !
Roulons-y sans remords, amazone inhumaine,
Afin d’éterniser l’ardeur de notre haine !
Et voici le premier quatrain du sonnet de Corbière :
J’ai vu le soleil dur contre les touffes
Ferrailler. – J'ai vu deux fers soleiller,
Deux fers qui faisaient des parades bouffes ;
Des merles en noir regardaient briller.
Dans les deux cas, c’est l’amour-haine des amants figuré par un duel. Mais d’un auteur à l’autre, les choses ont bien changé. Baudelaire fait alterner l’image des duellistes et l’interprétation morale qu’il en tire. Les deux se suivent et restent clairement distinctes : d’abord les images, ensuite le commentaire. Baudelaire explique, et la facture de son poème est on ne peut plus traditionnelle. Chez Corbière, les images se suffisent à elles-mêmes. Elles remplissent tout le texte et ne s’accompagnent d’aucune paraphrase. Loin d’être expliquées, elles sont condensées et télescopées : soleil et fers échangent leurs attributs. Ces deux images sont croisées, comme les duellistes croisent le fer. Accouplées, en quelque sorte. Comme quoi, de Baudelaire à Corbière, c’est le statut de l’image qui est en passe de bouger. Et l’on pourrait penser que cette poésie annonce la poétique symboliste, avec son culte de l’image et sa pratique de la suggestion (le symbole !). N’était le fait que notre poète ne craint pas d’y injecter du populaire (ces merles qui désignent les témoins) et même du calembour : ces parades qui font, des moulinets défensifs des escrimeurs, un spectacle grotesque... Le calembour, cette fiente17.
À quel point la réécriture est naturelle à Corbière, on s’en convaincra définitivement en prenant, dans Les Amours jaunes, le sonnet qui suit immédiatement « Duel aux camélias », à savoir « Fleur d’art ».
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