Et il ajoute ceci : « Ils m’appelleront renégat, s’ils veulent, ces étrangers... Qu’importe, je m’élèverai à mes propres yeux en m’abaissant jusqu’à leur être utile. »

Les poèmes marins de Tristan sont, dans une large mesure, des retombées thématiques, voire des relectures des fictions paternelles. « Matelots », c’est la marginalité du marin opposé aux terriens dans la jouissance et le danger :

– Matelots – quelle brusque et nerveuse saillie

Fait cette Race à part sur la race faillie ! [...]

– C'est plus qu’un homme aussi devant la mer géante,

Ce matelot entier !...

« Le Renégat » des Amours jaunes est le double de celui des Pilotes de l’Iroise, exactement. Il est celui qui a consenti au pire : homme de tous les vices, en dehors de l’humain, avec, en fin de parcours, l’infamie qui se renverse en noblesse, comme si l’oubli de toute morale promettait une humanité nouvelle. C'est bien ce que dit le dernier vers de ce prodigieux morceau :

Pur, à force d’avoir purgé tous les dégoûts.

Les Amours jaunes sont dédiés « à l’auteur du Négrier ». N’était-ce pas, de la part du fils Corbière, comme une reconnaissance de dette ?

Avec tout cela, les relations de l’auteur des Amours jaunesavec la figure paternelle ne sont pas simples. Le recueil est dédié au père. Mais il contient un poème où le fils prend ses distances avec son dédicataire. Il s’agit de « Bohême de chic ». C'est un des nombreux autoportraits du poète, avec un croquis impertinent de son géniteur :

Papa, – pou, mais honnête, –

M’a laissé quelques sous,

Dont j'ai fait quelque dette,

Pour me payer des poux !

Celui-là n’est pas l’auteur du Négrier. C'est qu’il y a deux pères Corbière. Il y a le marin qui fut romancier, et il y a ce qu’il est devenu. Pou : c’est-à-dire parasite de la société bourgeoise. Or, à Montmartre, le fils bohème gaspille l’argent du père dans la pouillerie. Sous les mains de ce pouilleux de fils, la métaphore du pou devient réalité. Tout se passe comme si le fils prenait le père au mot : parasitisme pour parasitisme. On voit que, du père au fils, d’Édouard à Tristan, il y a à la fois continuité et rupture. C'est ce qu’indiquent à suffisance la circularité de l’image du pou et le jeu rhétorique sur le sens propre et le sens figuré. Tristan est le double du père, mais aussi son contraire. Antibourgeois qui vit aux crochets de la bourgeoisie. Admirateur de l’auteur du Négrier : passionné, mais déçu. Cette ambiguïté première, ce mélange de refus et d’adhésion conditionneront d’autres aspects de l’univers de Corbière, à commencer par ses rapports à ses devanciers.

Corbière et ses modèles : Baudelaire.

La structure des Amours jaunes fait doublement écho à l’architecture des Fleurs du Mal. Primo, les deux recueils vont des turpitudes parisiennes à la suprême consolation de la mort. Secundo, Les Amours jaunes comprennent une section intitulée « Les amours jaunes » tout comme Les Fleurs du Mal ont une section intitulée « Fleurs du Mal ». D’un livre à l’autre, la continuité est incontestable. Elle est d’ailleurs affichée. Elle se manifeste ostensiblement dans les trois reprises de poésies baudelairiennes dont Corbière a marqué son œuvre. Elle est d’ordre thématique plutôt que formel : le thème de l’amour-haine, illustré par Baudelaire, rencontre chez Corbière d’abondants développements ; c’est une même veine sadique et masochiste qui se trouve exploitée par l’un et l’autre. Qu’on lise d’affilée le célèbre « Héautontimorouménos » des Fleurs du Mal et le sonnet intitulé « Féminin singulier », dans la section « Amours jaunes » : les amants y sont tour à tour victime et bourreau... Le lecteur retrouvera également, chez notre poète, le goût du déguisement et la tentation de l’échange des rôles sexuels où Baudelaire voyait « une des grandes vérités de l’amour libertin 14 ».