Je me glissai sous la table, je relevai le tapis et je commençai à scier le bas d’un des plus gros troncs. La besogne ne marchait pas très vite ; mais elle était à moitié terminée lorsqu’un coup de fusil résonna au dehors. Je fis disparaître les traces de mon travail ; j’abaissai le tapis, je cachai la scie, et bientôt mon père entra.
– Allons, me dit-il, ils ont assez bien fait les choses aujourd’hui ; je rapporte un tas de provisions.
Il semblait pourtant de mauvaise humeur, ce qui ne le changeait guère. Il déclara que tout marchait de travers. M. Thatcher, un malin, savait s’y prendre pour éterniser un procès. Mon absence prolongée lui fournissait un excellent prétexte. Il demandait que l’affaire fût remise jusqu’à ce que l’on m’eût ramené chez la veuve.
– Pas si bête ! ajouta mon père. Mme Douglas t’empêcherait de bouger de la maison, et alors je n’obtiendrai plus rien ni d’elle ni de maître Thatcher. Non, non, je ne te lâche pas. S’ils essaient de te reprendre, je connais, à six ou sept milles d’ici, un endroit où ils ne te trouveront pas.
Comme je n’avais aucune envie d’être enfermé chez Mme Douglas ou ailleurs, cette menace m’inquiéta. Je ne tardai toutefois pas à me rassurer, car je me décidai à profiter de la première occasion pour m’enfuir.
Mon père, après avoir envoyé au diable son homme de loi, M. Thatcher, la veuve, les tribunaux, et tout le monde en général, éprouva le besoin de se désaltérer. Nous allâmes donc chercher les provisions qu’il s’était procurées à la ville. Il y avait une lourde charge de farine, du lard, du whisky et des munitions, y compris un vieux livre pour servir de bourre. Lorsque j’eus jeté le sac de farine dans un coin de la cabane, je m’assis afin de me reposer et je songeai à ce que j’avais de mieux à faire. Ma résolution fut bientôt arrêtée. Je prendrais le fusil, les munitions, les lignes à pêche, les biscuits, et je me sauverais dans les bois. Mon idée était de doubler les étapes la nuit, de ne pas m’arrêter longtemps au même endroit et de vivre de ma chasse ou de ma pêche. De cette façon, je comptais arriver vite assez loin pour ne plus craindre d’être repris. Il ne s’agissait que de sortir. Pour rien au monde, je n’aurais risqué de réveiller mon père en essayant de m’emparer de la clef qu’il aurait sans doute soin de retirer, selon son habitude. Mais je pensai que, grâce au whisky et à ma scie, je pouvais m’échapper le soir même et gagner ainsi une bonne avance. J’étais si plein de mon projet que j’oubliai que le temps s’écoulait.
– Ah çà ! est-ce que tu dors ? me cria mon père. Voilà une heure que je t’attends.
Je courus le rejoindre, et il faisait déjà presque nuit quand les provisions furent rentrées. Tandis que je préparais le souper, mon père avala coup sur coup quelques gorgées d’eau-de-vie. Dès que le whisky lui montait à la tête, il me battait ou s’en prenait au gouvernement. Je fus enchanté de voir que, cette fois, il ne me donnait pas la préférence.
– Ça s’appelle un gouvernement ! dit-il. Eh bien, c’est du propre ! Enlever à un père son fils unique, qu’il a élevé sans demander un cent à personne, et cela juste au moment où ce fils se trouve à même d’aider son père ! Ce n’est pas tout non plus ; la loi a l’air de favoriser ce gredin de Thatcher, qui veut me dépouiller de mon bien. La loi oblige un homme qui vaut six mille dollars et davantage à se cacher dans une bicoque comme celle-ci, à porter des habits comme ceux-ci ! Et ça s’appelle un gouvernement.
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