Je lui ai dit, à ce Thatcher : « Regardez ce chapeau ; le fond ne tient seulement pas. Je n’ai qu’à tirer pour qu’il me tombe sous le menton. Est-ce là un chapeau pour un des citoyens les plus riches de la ville ? »
Tout en grommelant, il se promenait à grands pas, sans regarder devant lui. Mal lui en prit, car il tomba, la tête la première, par-dessus le tonneau où nous gardions le lard et s’écorcha les chevilles. Il n’en continua pas moins à adresser des injures au gouvernement. Je l’aidai à se relever, et il se mit à sautiller à travers la cabane, tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, en se frottant les chevilles. Enfin, il lança un formidable coup de pied au tonneau et poussa un hurlement à faire dresser les cheveux sur la tête. Il avait oublié que sa botte gauche laissait passer deux de ses doigts qui venaient de donner en plein contre une douve. Après s’être roulé sur le sol, il se calma un peu et eut recours au whisky pour se consoler.
Le souper terminé, il se remit à boire et remplit si souvent la timbale, que je me figurai qu’en moins d’une heure il serait trop bien endormi pour se réveiller avant le jour. Mais ce ne fut pas lui qui vida la cruche ; elle se vida toute seule, car il la laissa tomber sur le sol, où elle se brisa en morceaux. Au lieu de s’en prendre à moi, selon son habitude, il se jeta sur la couverture étendue devant la porte et m’ordonna de souffler la chandelle. Je m’allongeai dans mon coin, sans me désoler de ce contretemps. Je savais très bien que mon père ne tarderait pas à s’absenter de nouveau, puisqu’il n’avait plus de quoi boire. Une seule chose me préoccupait : oublierait-il d’emporter le fusil, comme cela lui arrivait souvent ? Ce fut en m’adressant cette question que je m’endormis.
Lorsque je me réveillai, il faisait déjà grand jour. Mon père, dont un rude coup de pied venait de me tirer de mon sommeil, se tenait à côté de moi, le fusil à la main, et d’abord je crus que c’était la suite de mon rêve.
– Debout, paresseux ! me dit-il. Auras-tu bientôt fini de te frotter les yeux ? C’est toi qui as rechargé le fusil, hein ?
– Non ; vous l’avez posé sur la table et je ne savais pas s’il était chargé ou non.
– Eh bien, une autre fois, tu passeras la baguette dans le canon et tu le mettras à ma portée. Faudra veiller. Une bande de voleurs travaille le long de la côte et assassine les gens.
– Je parie que c’est M. Thatcher qui vous a raconté des histoires pour vous effrayer. Les voleurs ne ramasseraient pas grand-chose ici.
– Possible ; mais, pas plus tard que la nuit dernière, ils ont tué un individu, rien que pour avoir son fusil... Allons, assez causé ; cours voir s’il y a du poisson sur les lignes pour notre déjeuner ; je te rejoindrai dans une minute.
Il ouvrit la porte et j’arrivai bientôt à l’endroit où notre barque était amarrée. L’eau commençait à monter, car je vis beaucoup d’épaves qui s’en allaient à la dérive. Je regrettai de ne pas me trouver à Saint-Pétersbourg. La crue du Mississipi faisait ma joie ; elle entraînait souvent des arbres entiers et des enfilades de bûches détachées d’un radeau. Il n’y avait qu’à les arrêter au passage et à les vendre au propriétaire d’un chantier ou d’une scierie. Je parle du bon temps où personne ne s’occupait de moi, où j’étais libre comme l’air, où Tom et ses camarades enviaient mon sort.
Voilà qu’au moment où je me baissais pour tirer une des lignes, je vois arriver un canot, un joli canot de treize à quatorze pieds de long et qui suivait le courant avec la légèreté d’un canard. Je piquai aussitôt une tête, tout habillé, et je nageai vers le canot. Je craignais de trouver quelqu’un au fond. C’est là un tour que l’on aime à jouer aux chercheurs d’épaves. Quand ils vont grimper dans une barque ou qu’ils l’ont presque amenée jusqu’à terre, le canotier se lève et se moque d’eux.
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