Il n’en fut pas ainsi cette fois. La barque était vide. Je me hissai à bord et je revins vers la rive en pagayant.

– Elle vaut au moins dix dollars, me dis-je ; mon père sera content lorsqu’il verra ce que j’ai pêché.

Tandis que je gagnais une petite crique bordée de vignes et de saules, une autre pensée me vint. Je songeai que si je laissais le canot dans cette cachette, je pourrais descendre le fleuve à une distance de quarante ou cinquante milles, me mettre à l’abri de toute poursuite, et camper dans un bon endroit sans m’être fatigué par de longues marches.

La crique n’était pas très éloignée de la cabane et à chaque instant je crus m’entendre appeler. Après avoir fait glisser le canot sous le feuillage, je sautai à terre, je regardai à travers les branches et je me rassurai. Mon père n’avait rien vu. Quand il me rejoignit, il me trouva en train de lever les lignes et me traita de lambin. Comme il se serait bien aperçu à mes habits mouillés que j’avais pris un bain, je lui montrai du doigt la perche, puis je me secouai à la façon des barbets au sortir de l’eau. Cette explication lui suffit ; il se contenta de grommeler :

– Vaut mieux que ça t’arrive à toi qu’à moi. Si je tombais de là-haut tout habillé, je ne m’en tirerais pas. Seulement, tâche de ne pas recommencer et de prendre le sentier. Tu vaux six mille dollars.

Nous rapportâmes un gros poisson, qui nous fournit un bon déjeuner. Ensuite, je voulus me coucher sur l’herbe afin de me sécher au soleil.

– Bah ! dit mon père, tu te sécheras plus vite en ramant. Le fleuve monte et charrie de quoi remplir un chantier ; en moins d’une heure, nous raflerons assez de bois pour...

– Oui, assez de bois pour acheter du whisky à la ville, et je sais ce qui m’attend à votre retour.

Je venais de m’asseoir et d’allumer ma pipe ; mais il fallut s’exécuter. Au fond, je n’étais pas fâché de le voir si pressé. Plus tôt il s’en irait, plus tôt je serais libre.

Nous longeâmes d’abord le fleuve, car le courant ne portait pas de notre côté. Enfin, nous montâmes dans le canot. Le métier de ravageur n’est pas commode sur le Mississipi. À diverses reprises, nous faillîmes chavirer sans rien attraper. Au bout d’une demi-heure, la chance nous favorisa ; elle nous envoya une dizaine de troncs détachés d’un radeau et qui tenaient encore ensemble. Nous parvînmes à les conduire à terre, puis nous rentrâmes pour nous reposer en dînant. Ce bout de radeau promettait une bonne journée. Un autre que mon père ne s’en serait pas tenu là. Mais ce n’était pas son genre, surtout quand il avait soif. Il m’enferma donc vers trois heures et partit, son radeau à la remorque. Je me mis aussitôt à l’œuvre avec ma scie, et lorsque je sortis de ma prison, il n’était pas encore arrivé au bord opposé. Son canot ne formait plus qu’un point noir à peine visible sur l’eau.

Tout en ramant, j’avais songé à un moyen d’empêcher les gens de courir après moi. Je voulais faire croire que l’on m’avait jeté à l’eau. Les histoires de voleurs dont mon père s’était effrayé m’avaient donné cette idée.

Mon premier soin fut de courir au bûcher, où je trouvai la hache, et d’enfoncer la porte, démolissant le bois autour de la serrure. Alors je commençai à déménager.