Je pouvais fumer sans avoir besoin de me cacher.
Une seule chose me tracassait. Les provisions dont mes poches étaient pleines ne dureraient pas toujours, et on remettrait le grappin sur moi, si je reparaissais dans les rues. Je n’eus pas le temps de m’inquiéter. Tom me relança au bout du second jour et me gronda plus fort que ne l’avait jamais fait la veuve.
– Tu as beau crier après moi, lui dis-je, j’aime mieux vivre comme autrefois, au lieu de me laisser civiliser.
– Vivre comme autrefois ? Allons donc ! Aujourd’hui personne ne te donnera à dîner en échange de ta pêche.
– Tu crois ?
– J’en suis sûr. Maintenant que tu es riche, tu ne dois pêcher à la ligne que pour t’amuser. Si tu te présentes avec un beau poisson, on l’acceptera et grand merci ! On te permettra peut-être de conduire les chevaux à l’abreuvoir ou de mener paître les vaches ; on n’aura pas l’idée de t’offrir une bouchée de pain. On te réclamera plutôt de l’argent, parce qu’on se figurera que cela t’ennuyait de te promener seul.
– Je ne suis pas fier ; je dirai simplement : j’ai faim.
– On te rira au nez et on te demandera ce que sont devenus tes six mille dollars.
– Un individu ne peut donc pas faire ce qu’il veut quand il est riche ?
– Non ; du moins, pas avant d’avoir vingt et un ans.
Comme je ne paraissais pas convaincu, Tom trouva un autre moyen pour me décider. Il me raconta que la bande de voleurs dans laquelle il avait promis de m’admettre serait bientôt organisée. Les autres m’avaient déjà accepté pour lieutenant ; mais ils ne voudraient plus de moi, si je m’obstinais à m’habiller aussi mal et à coucher dans un tonneau.
Je retournai donc chez Mme Douglas, qui me reçut à bras ouverts et ne m’adressa pas trop de reproches, de sorte que je fus fâché de lui avoir causé de la peine. Elle me fit endosser mes habits neufs. La vieille histoire recommença. La cloche sonnait pour annoncer le déjeuner, le dîner ou le souper. Que l’on eût faim ou non, on était tenu d’arriver à l’appel et de rester à table jusqu’à ce que le dernier plat eût été servi. Au bout de dix minutes, j’en avais toujours assez, et je ne demandais qu’à m’en aller. Ah ! bien oui. Chez les gens civilisés, les choses ne se passent pas ainsi. Pour peu que l’on mange vite, il faut regarder manger les autres, et sans bâiller encore ! J’eus beau me plaindre, la veuve tint bon.
– Mon pauvre Huck, me dit-elle, c’est là une affaire d’habitude ; tu apprendras bientôt à demeurer assis sans te sentir des fourmis dans les jambes.
Elle se trompait joliment ; les fourmis s’acharnaient contre moi avant que le repas fût à moitié fini. Alors la sœur de la veuve, miss Watson – une vieille fille qui n’était pas méchante au fond – se mettait de la partie. « Huck, ne pose pas les coudes sur la nappe ; Huck, tiens-toi droit ». Puis elle me faisait rire en imitant mes bâillements, et les fourmis décampaient pour le moment. Miss Watson avait été maîtresse d’école. C’est sans doute pour cela qu’elle me reprenait à tout propos. Avec elle pourtant, pas moyen de se fâcher.
Ma mère m’avait un peu appris à lire et à écrire ; mais, comme mon père refusa plus tard de me laisser aller à l’école, c’était presque à recommencer ; grâce à miss Watson, je me rattrapai vite. Les leçons s’allongeaient et ne m’ennuyaient plus autant.
– Est-ce que j’arriverai jamais à écrire aussi bien que Tom ? lui demandai-je un jour.
– D’ici à un mois tu écriras beaucoup mieux et tu feras moins de fautes d’orthographe que lui, si tu veux te donner un peu de peine. Je n’ai jamais eu un meilleur élève que toi, Huck.
Pour le coup je me sentis fier et je pensai moins au tonneau, que je regrettais cependant parfois. Un beau matin, Tom fut très étonné quand Jim, le nègre de miss Watson, lui remit une lettre où je l’engageais à venir dîner chez la veuve.
Même durant les vacances, la veuve me tint la bride serrée. J’étais bien plus heureux lorsqu’on ne songeait pas à me civiliser. S’il n’y avait eu que Mme Douglas et sa sœur, la vie que je menais ne m’aurait pas semblé trop dure, malgré les leçons. Avec elles je ne me sentais plus gêné ; mais elles invitaient souvent du monde à dîner, et elles se moquaient de moi, parce que je voulais aller manger dans la cuisine. Sans Tom, je me serais encore sauvé.
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