Je le voyais une ou deux fois par semaine et nous prenions rendez-vous pour courir les bois le soir, lorsqu’on nous croyait couchés. L’hiver, un bon lit vaut peut-être mieux qu’un tonneau ; l’été, c’est une autre histoire !

Une nuit, je venais de gagner ma chambre. Je n’étais pas de bonne humeur, car il m’avait fallu demeurer depuis six heures en compagnie de gens que je ne connaissais pas et qui s’obstinaient à me faire causer – pas pendant le dîner, par exemple ; à table, ils étaient trop occupés pour penser à moi. Plus tard, dans le salon, ils ne m’avaient pas laissé aussi tranquille.

– Huck, maintenant que tes moyens te permettent de choisir une profession, n’as-tu pas envie de devenir médecin ? me demanda un vieux monsieur.

– Oh ! non, répliquai-je. Mon père disait toujours que les médecins ne servent qu’à tuer plus vite un malade.

– Docteur, cela vous apprendra à interroger un gaillard bien portant, s’écria un jeune homme, qui ajouta, en s’adressant à moi : Vous préférez sans doute être avocat ? Votre père ne vous a pas prévenu contre les avocats ?

– Si. Ils vendraient leur langue au diable.

Alors le docteur salua le monsieur qui venait de me parler et, à mon grand étonnement, tout le monde se mit à rire.

– Il faudra pourtant que tu choisisses un état, Huck, dit la veuve.

– Tom et moi nous en avons déjà choisi un.

– Je parie que vous songez tous deux à redevenir pirates ?

– Plus tard, c’est possible, lorsque nous pourrons acheter un beau navire.

– Et en attendant ?

– C’est un secret.

Là-dessus, chacun se mit à m’accabler de questions, cherchant à me tirer les vers du nez. Les dames surtout se montraient curieuses. Je crus qu’elles ne s’en iraient jamais. Voilà pourquoi j’étais si tracassé. Après avoir mis ma chandelle sur la table, je m’assis près de la fenêtre et j’essayai en vain de penser à quelque chose de gai. Le souvenir d’une salière que j’avais renversée à dîner me trottait dans la tête. Cela n’annonçait rien de bon. Tandis que je me reprochais de n’avoir pas jeté une pincée de sel par-dessus mon épaule gauche, j’aperçus une petite araignée qui grimpait le long d’une de mes manches. J’eus la bêtise de lui donner une chiquenaude qui l’envoya au beau milieu de la flamme de la chandelle. Tuer une araignée du soir, fût-ce par hasard, porte malheur, tout le monde le sait. Je me levai et je tournai trois fois sur moi-même en faisant le signe de la croix, puis j’attachai une mèche de mes cheveux avec un bout de fil. Ces moyens-là servent à chasser le mauvais sort quand on perd un fer à cheval que l’on a eu la chance de ramasser ; mais suffisaient-ils dans le cas actuel ? J’en étais rien moins que sûr. Aussi fus-je presque tenté de descendre en tapinois à la cuisine afin de consulter le grand nègre de miss Watson.

Jim était plus à même que personne de me renseigner là-dessus. Tout à coup je me souvins que Tom Sawyer m’avait prévenu que notre bande de voleurs était presque organisée et qu’il fallait me tenir sur le qui-vive les derniers jours, ou plutôt les dernières nuits de la semaine. Or la semaine touchait à sa fin. J’oubliai aussitôt l’araignée, la salière, et j’allumai ma pipe. Rien ne bougeait dans la maison ; je ne risquais pas d’être surpris et grondé par la veuve. Ding, ding, ding ! L’horloge de l’église voisine sonna enfin douze coups, et tout retomba dans le silence.

Au bout de quelque temps, j’entendis comme un bruit de branches brisées au-dessous de la croisée. Je me tins coi et j’écoutai. Bientôt un mi...â... discret résonna à peu de distance. C’était le signal convenu. Je répondis mi... â... aussi doucement que possible. Je soufflai la lumière, je sortis par la fenêtre et, me laissant glisser le long du toit d’un hangar, j’eus bien vite rejoint Tom qui m’attendait sous les arbres.

 

 

II

 

Jim.