Les nègres, entre eux, ne se lassent jamais de parler des exploits des fées ou des sorcières, et Jim se montrait trop convaincu pour ne pas rencontrer beaucoup d’auditeurs crédules.

Du haut de la colline au sommet de laquelle Tom s’était arrêté pour reprendre haleine, nous dominions la petite ville de Saint-Pétersbourg (État de Mississipi), où quelques rares lumières brillaient encore çà et là, éclairant sans doute quelque chambre de malade. Au bas de la ville coulait le Mississipi, large d’au moins un mille, calme et resplendissant à la lueur des étoiles. Nous dégringolâmes le long de la pente, et dans la vieille tannerie abandonnée nous trouvâmes Joe Harper, Ben Rogers et plusieurs autres camarades qui s’étaient cachés sous le hangar. Quelques minutes plus tard, nous détachions un canot, et la bande montait à bord pour débarquer à deux milles plus bas, en face d’un point de la côte que Tom et moi connaissions fort bien.

Après avoir amarré le bateau et gagné la berge, on s’arrêta devant le buisson qui cachait une des entrées de la grotte où Tom avait failli périr de faim. Le capitaine – il n’était pas permis de lui donner un autre nom durant une expédition – fit jurer à chacun de garder le secret, ordonna d’allumer les chandelles et montra le chemin. Pour entrer, il fallut se traîner à quatre pattes. Peu à peu l’ouverture s’agrandit et forma un couloir où chacun pouvait marcher debout et voir plus clair. Il n’était que temps, car la moitié des recrues semblait déjà prête à déserter. Enfin, toujours guidé par Tom, on arriva, en se faufilant à travers une autre fente que personne n’avait remarquée, dans la grande cave où nous avions découvert le trésor.

– C’est ici le repaire où nous établirons notre quartier général, dit Tom.

La vue du repaire, dont les murs étaient humides et où les sièges manquaient, n’excita pas autant d’enthousiasme que je m’y attendais. Tom s’en aperçut sans doute, car il reprit aussitôt :

– On ne se réunira ici que dans les grandes occasions ; l’été, nous camperons dans le bois voisin.

– Tant mieux, dit Joe Harper ; la cachette est bonne ; mais il faut s’écorcher les genoux et les coudes pour y arriver. Mon pantalon est tout déchiré.

– Bah ! répliqua Tom, on croira que tu as grimpé à un arbre. Du reste, s’il y a des capons parmi nous, ils sont libres de s’en aller, puisqu’ils n’ont pas encore prêté serment. Que les capons lèvent la main.

Aucune main ne se leva.

– À la bonne heure ! s’écria Tom. Je vois que j’ai bien choisi mes hommes et que je puis compter sur eux. Maintenant, je vais vous lire le serment, et vous le signerez de votre sang.

Il tira de sa poche une feuille de papier sur laquelle il avait écrit le serment. Les membres de la bande juraient d’obéir aux ordres du capitaine et de se soutenir les uns les autres. Si quelqu’un révélait les secrets de la bande, on tirerait au sort pour savoir qui le tuerait, et le justicier désigné s’engageait à ne pas manger ou dormir jusqu’à ce qu’il eût plongé son poignard dans le cœur du coupable et tracé une croix sur sa poitrine. Cette croix était la marque de la bande de Tom Sawyer, qui, seule, avait le droit de s’en servir. Si un des affiliés se révoltait contre le capitaine, il passerait devant un conseil de guerre et on lui brûlerait la cervelle séance tenante. Il y en avait beaucoup plus long ; mais je ne me rappelle pas le reste.

Ben Rogers déclara que c’était un très beau serment et demanda si Tom l’avait inventé d’un bout à l’autre. Tom reconnut avoir presque tout copié dans des histoires de chefs de voleurs ou de pirates, qui savaient mieux que lui ce qu’il fallait faire jurer à leurs hommes.

Quelqu’un opina qu’il serait peut-être bon de tuer aussi les familles de ceux qui trahiraient les secrets de la bande. Tom, ayant approuvé cette idée, prit son crayon et griffonna une ligne sur le papier qu’il venait de lire.

– C’est fort bien, dit alors Ben Rogers ; mais voilà Huck Finn, qui n’a pas de famille.

– Est-ce qu’il n’a pas son père ? demanda Tom.

– Oui, un père que nous ne saurons jamais où trouver ; il y a plus d’un an qu’on ne l’a pas revu. Ça ne serait pas juste envers les autres, qui ont des familles à tuer.

Le cas était embarrassant ; mais, grâce à Tom, on finit par consentir à ne pas rayer mon nom de la liste. En somme, chacun de nous se piqua le doigt avec une épingle et signa le serment avec son sang.

– À présent, dit Tom, il est bien entendu que notre bande est une bande de voleurs de grand chemin, pas autre chose. Nous nous mettrons en embuscade pour arrêter les voitures ou les voyageurs.

– Et s’ils ne veulent pas s’arrêter ? demanda un sceptique.

– Oh ! dans les livres ils ne manquent jamais de s’arrêter lorsque des gens masqués leur crient : « La bourse ou la vie ! » Les chevaliers du grand chemin portent toujours un masque – autrement ils ne pourraient pas aller dans le monde sans être reconnus.

– Nous n’avons pas de masques !

Tom paraissait avoir prévu l’objection. Il jeta à terre sa casquette, tira de sa poche un foulard de sa tante Polly – un beau foulard tout neuf dans lequel il avait taillé deux trous ronds à l’aide d’une paire de ciseaux, et dont il se coiffa en un clin d’œil.

– La bourse ou la vie ! cria-t-il... Que penses-tu de ce masque-là, Jack ?

– C’est vrai que ça doit effrayer les gens, dit Jack, qui venait de faire un bond en arrière.

– Rien de plus facile à fabriquer, reprit Tom en retirant son masque. Il n’y a qu’à bien marquer la place des yeux.

Très facile, en effet ! ainsi que l’apprirent bientôt douze ou quinze ménagères de Saint-Pétersbourg, qui ne connurent que beaucoup plus tard l’utilité des mouchoirs troués. En attendant, le coup de théâtre imaginé par Tom lui valut un plein succès, et son plan de campagne fut adopté sans hésitation ni nouvelle discussion. Il fut nommé capitaine à l’unanimité des voix, et on m’accepta pour lieutenant.