Le jardin, en fait, possédait une porte, mais Tom était toujours trop pressé pour s’en servir.
Désormais Tom avait l’âme en paix. Il avait réglé son compte à Sid, lui apprenant ainsi ce qu’il en coûtait d’attirer l’attention sur le fil noir de son col et de lui créer des ennuis.
Il gagna d’un pas allègre la place du village où les garçons du pays, répartis en deux groupes « militarisés », s’étaient donné rendez-vous pour se livrer bataille. Tom était général en chef d’une de ces armées, Joe Harper, son ami intime, commandait l’autre. Ces deux grands capitaines ne condescendaient jamais à payer de leur personne. Ils laissaient ce soin au menu fretin et, assis l’un à côté de l’autre sur une éminence, ils dirigeaient les opérations par le truchement de leurs aides de camp. L’armée de Tom remporta une grande victoire après un combat acharné. Alors, on dénombra les morts, on échangea les prisonniers, on mit au point les conditions de la prochaine querelle et l’on fixa la date de l’indispensable rencontre. Ensuite les deux armées formèrent les rangs et s’éloignèrent, tandis que Tom s’en revenait tout seul chez lui.
En passant devant la demeure de Jeff Thatcher, il aperçut, dans le jardin, une petite qu’il n’avait jamais vue auparavant, une délicieuse petite créature aux yeux bleus. Deux longues nattes blondes lui encadraient le visage. Elle portait une robe d’été blanche et des pantalons brodés.
Le héros paré d’une gloire récente tomba sous le charme sans coup férir. Une certaine Amy Lawrence disparut de son cœur sans même laisser la trace d’un souvenir derrière elle. Il avait cru l’aimer à la folie. Il avait pris sa passion pour de l’adoration ; et voyez un peu : ce n’était qu’une pauvre petite inclination ! Il avait mis des mois à la conquérir. Elle lui avait avoué ses sentiments une semaine plus tôt, et pendant sept jours, il avait été le garçon le plus heureux et le plus fier qui soit au monde ; et voilà qu’en un instant Amy était partie, avait quitté son cœur comme un étranger venu nous rendre une petite visite de politesse !
Tom adora ce nouvel ange descendu du ciel jusqu’au moment où il se vit découvert. Alors, il feignit de ne pas s’apercevoir de la présence de la fille et, recourant à toutes sortes de gamineries ridicules, se mit à « faire le paon » pour forcer son admiration. Il conserva cette attitude grotesque pendant un certain temps encore, mais, au beau milieu d’un périlleux exercice d’acrobatie, il lança un regard de côté et s’aperçut que la fillette lui tournait le dos et se dirigeait vers la maison. Tom s’approcha de la clôture du jardin et se pencha par-dessus dans l’espoir qu’elle ne rentrerait pas tout de suite. Elle s’arrêta sur les marches du perron, puis se remit à monter ; elle allait franchir le seuil. Tom poussa un gros soupir et son visage s’illumina aussitôt car, avant de disparaître, la petite lui lança une pensée par-dessus la clôture.
Tom courut, s’arrêta à quelques centimètres de la fleur et, les mains en écran devant les yeux, parcourut la route du regard comme s’il avait remarqué quelque chose d’intéressant. Ensuite, il ramassa un long brin de paille, le posa en équilibre sur son nez et, tout en se livrant à ce difficile exercice, il se rapprocha insensiblement de la pensée. Enfin il couvrit la fleur de son pied nu, son orteil souple s’en empara, et Tom se sauva à cloche-pied avec son trésor. Dès qu’il eut échappé aux yeux indiscrets, il enfouit la pensée dans sa veste tout près du cœur à moins que ce ne fût près de son estomac : ses notions d’anatomie n’étaient pas très précises.
Il retourna se pavaner devant la clôture du jardin et s’y attarda jusqu’au crépuscule, mais la fille ne daigna pas se montrer. Pour se consoler, Tom se dit qu’elle était peut-être restée cachée derrière une fenêtre et qu’elle n’avait perdu aucun de ses mouvements. En désespoir de cause, il reprit le chemin du logis, la tête farcie de visions enchanteresses.
Au cours du dîner, il se montra si gai que sa tante se demanda ce qui avait bien pu lui arriver. Il se fit gronder pour avoir lancé des mottes de terre à Sid mais il n’y prit pas garde. Il essaya de voler du sucre sous les yeux mêmes de sa tante, ce qui lui valut une bonne tape sur les doigts.
— Tante, dit-il, tu ne bats pas Sid quand il prend du sucre.
— Sid n’est pas aussi empoisonnant que toi. Si je ne t’avais pas à l’œil, tu mangerais tout le sucre.
Quelques instants plus tard, la vieille dame se rendit à la cuisine. Fier de son impunité, Sid allongea la main pour prendre le sucrier non sans décocher à Tom un regard conquérant qui exaspéra ce dernier. Mais les doigts de Sid glissèrent. Le sucrier tomba à terre et se cassa en mille morceaux.
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