Cet accident plongea Tom dans un tel ravissement qu’il réussit à tenir sa langue et observa un mutisme absolu. Il se jura de ne rien dire lorsque sa tante arriverait et de ne pas bouger jusqu’à ce qu’elle demandât qui était le coupable. Alors il lui apprendrait la vérité et rien ne serait plus doux que de voir le chouchou de tante Polly, le garçon modèle pris en flagrant délit. Il exultait à tel point qu’il eut bien du mal à se contenir lorsque la vieille dame revint et contempla le désastre, les yeux chargés d’éclairs menaçants. « Ça va y être ! », se dit-il, mais le moment venu il était déjà étalé de tout son long sur le plancher et la main puissante de sa tante se levait pour frapper un nouveau coup quand il s’écria :

— Arrête ! Qu’est-ce que j’ai fait, encore ? C’est Sid qui a cassé le sucrier !

Tante Polly demeura perplexe et Tom la regarda d’un air suppliant, mais elle se contenta de déclarer :

— Hum ! Ce sera pour les fois où tu n’as pas été puni quand tu le méritais.

Tante Polly s’en voulut ensuite de son attitude et elle faillit manifester son repentir par quelques mots affectueux. Cependant elle estima que ce serait du même coup reconnaître ses torts, chose que la discipline lui interdisait. Elle prit donc le parti de se taire et, le cœur rempli de doute, continua de vaquer aux soins du ménage. Tom s’en alla bouder dans un coin et donner libre cours à son amertume. Il savait qu’au fond d’elle-même, sa tante regrettait son geste, mais il était fermement décidé à repousser toutes ses avances. Il sentait sur lui de temps en temps un regard suppliant voilé de larmes, mais il restait de marbre. Il se représentait sur son lit de mort. Sa tante, penchée sur lui, implorait un mot de pardon, mais lui, inflexible, se tournait vers le mur et rendait l’âme sans prononcer une parole. Quel effet est-ce que ça lui ferait ?

Puis il imaginait un homme ramenant son cadavre à la maison. On l’avait repêché dans la rivière. Ses boucles étaient collées à son front et ses pauvres mains immobiles pour toujours. Son cœur si meurtri avait cessé de battre. Tante Polly se jetterait sur lui. Ses larmes ruisselleraient comme des gouttes de pluie. Elle demanderait au Seigneur de lui rendre son petit garçon et promettrait de ne plus jamais le punir à tort. Mais il resterait là, raide et froid devant elle… pauvre petit martyr dont les maux avaient pris fin. Son imagination s’échauffait, ses rêves revêtaient un caractère si dramatique, qu’il avait peine à avaler sa salive et qu’il menaçait d’étouffer. Ses yeux s’emplissaient de larmes qui débordaient chaque fois qu’il battait des paupières et coulaient le long de son nez. Il se complaisait dans sa douleur. Elle lui paraissait trop sacrée pour tolérer toute gaieté superficielle, toute joie intempestive. Et bientôt, lorsque sa cousine Mary arriva en dansant de joie à l’idée de se retrouver sous le toit maternel après huit jours d’absence, Tom se leva et, toujours enveloppé de nuées sombres, sortit par une porte tandis que Mary entrait par une autre, semblant apporter avec elle le soleil et les chansons.

Il évita les endroits fréquentés par les autres garçons et chercha des lieux désolés en harmonie avec son état d’âme. Un train de bois était amarré au bord de la rivière. Tom alla s’y installer et contempla la morne étendue liquide. Il eût aimé mourir, se noyer mais à condition que lui fussent épargnées les cérémonies auxquelles la nature se livre en pareil cas. Alors, il songea à sa pensée. Il sortit la fleur de sa veste.