Elle était toute flétrie, ce qui augmenta considérablement le plaisir qu’il prenait à cette sombre rêverie. Il se demanda si Elle le plaindrait, si elle savait. Pleurerait-elle ? Oserait-elle mettre ses bras autour de son cou pour le réconforter ? Ou bien lui tournerait-elle le dos ? Lui témoignerait-elle autant de froideur que le reste du monde ? Ces réflexions lui causèrent tant de joie et tant de douleur qu’il les caressa et les retourna jusqu’à leur en faire perdre toute saveur. Finalement, il se leva, poussa un soupir et s’en alla dans l’obscurité.

Vers les dix heures, il s’engagea dans la rue déserte en bordure de laquelle s’élevait la demeure de la chère inconnue. Il s’arrêta un instant. Nul bruit ne venait frapper son oreille. Une bougie éclairait d’une lueur confuse le rideau d’une fenêtre du second étage. Était-ce là une manifestation de la présence sacrée ? Tom escalada la clôture du jardin, se glissa en tapinois au milieu des massifs et se posta juste au-dessous de la fenêtre éclairée. Le cœur battant d’émotion, il la contempla un long moment, puis il s’allongea sur le sol, les mains jointes sur la poitrine, sa pauvre fleur flétrie entre les doigts. C’est ainsi qu’il eût voulu mourir, sans toit au-dessus de sa tête, sans ami pour éponger sur son front les gouttes de sueur des agonisants, sans visage aimé pour s’incliner sur lui lorsque aurait commencé la grande épreuve. C’est ainsi qu’elle le verrait le lendemain matin lorsqu’elle se pencherait à la fenêtre pour se faire caresser par le soleil joyeux. Verserait-elle au moins une seule petite larme sur sa dépouille sans vie ? Pousserait-elle au moins un petit soupir en songeant à l’horreur d’une jeune et brillante existence si brutalement fauchée ?

La fenêtre s’ouvrit. La voix discordante d’une bonne profana le calme sacré de la nuit et un torrent d’eau s’abattit sur les restes du pauvre martyr. À demi noyé sous ce déluge, notre héros bondit en toussant et en renâclant. Un projectile siffla dans l’air en même temps que retentissait un juron. On entendit un bruit de verre brisé et une petite silhouette indistincte bondit par-dessus la palissade avant de s’effacer dans les ténèbres.

Peu de temps après, Tom, qui s’était déshabillé pour se coucher, examinait à la lueur d’une chandelle ses vêtements trempés. Sid se réveilla, mais si jamais l’idée lui vint de se livrer à quelques commentaires, il préféra les garder pour lui car dans les yeux de Tom brillait une flamme inquiétante.

Tom se mit au lit sans ajouter à cette journée le désagrément de la prière, et Sid ne manqua pas de noter cette omission.

Chapitre IV

 

Le soleil se leva sur un monde paisible et étendit sa bénédiction au calme village. Après le petit déjeuner eut lieu la prière dominicale. Tante Polly commença par de solides citations bibliques assorties de commentaires personnels. Pour couronner le tout, elle débita, comme du haut du Sinaï, un chapitre rébarbatif de la loi de Moïse. Puis Tom s’arma de courage et se mit à « apprendre ses versets ». Sid, lui, savait sa leçon depuis plusieurs jours. Tom fit appel à toute son énergie pour s’enfoncer dans la tête les cinq versets qu’il avait choisis dans le Sermon sur la Montagne faute d’avoir pu en trouver de plus courts. Au bout d’une demi-heure, il avait une vague idée de sa leçon, sans plus, car sa pensée n’avait cessé de parcourir le domaine des préoccupations humaines et ses mains de jouer avec ceci ou avec cela. Sa cousine Mary lui prit son livre et lui demanda de réciter ce qu’il avait retenu. Il avait l’impression de marcher au milieu du brouillard.

— Bienheureux les… les… les…

— Les pauvres…

— Oui, les pauvres. Bienheureux les pauvres… en…

— En esprit…

— En esprit. Bienheureux les pauvres en esprit car le… le…

— Le…

— Bienheureux les pauvres en esprit car… le royaume des cieux est à eux. Bienheureux les affligés car ils… ils…

— Se…

— Car ils se… se…

— S.E. R…

— Car ils S.E.