Ceci fait, le héros chercha son poste.
Cent pas en avant du marabout, un petit bois
de lauriers-roses tremblait dans la gaze du crépuscule, au bord
d’une rivière presque à sec. C’est là que Tartarin vint
s’embusquer, le genou en terre, selon la formule, la carabine au
poing et son grand couteau de chasse planté fièrement devant lui
dans le sable de la berge.
La nuit arriva. Le rose de la nature passa au
violet, puis au bleu sombre… En bas, dans les cailloux de la
rivière, luisait comme un miroir à main une petite flaque d’eau
claire. C’était l’abreuvoir des fauves. Sur la pente de l’autre
berge, on voyait vaguement le sentier blanc que leurs grosses
pattes avaient tracé dans les lentisques. Cette pente mystérieuse
donnait le frisson. Joignez à cela le fourmillement vague des nuits
africaines, branches frôlées, pas de velours d’animaux rôdeurs,
aboiements grêles des chacals, et là-haut, dans le ciel, à cent,
deux cents mètres, de grands troupeaux de grues qui passent avec
des cris d’enfants qu’on égorge ; vous avouerez qu’il y avait
de quoi être ému.
Tartarin l’était. Il l’était même beaucoup.
Les dents lui claquaient, le pauvre homme ! Et sur la garde de
son couteau de chasse planté en terre le canon de son fusil rayé
sonnait comme une paire de castagnettes… Qu’est-ce que vous
voulez ! Il y a des soirs où l’on n’est pas en train, et puis
où serait le mérite, si les héros n’avaient jamais peur…
Eh bien ! oui, Tartarin eut peur, et tout
le temps encore. Néanmoins, il tint bon une heure, deux heures,
mais l’héroïsme a ses limites… Près de lui, dans le lit desséché de
la rivière, le Tarasconnais entend tout à coup un bruit de pas, des
cailloux qui roulent. Cette fois la terreur l’enlève de terre. Il
tire ses deux coups au hasard dans la nuit, et se replie à toutes
jambes sur le marabout, laissant son coutelas debout dans le sable
comme une croix commémorative de la plus formidable panique qui ait
jamais assailli l’âme d’un dompteur d’hydres.
– À moi, préïnce… le lion !…
Un silence.
– Préïnce, préïnce,
êtes-vous là ?
Le prince n’était pas là. Sur le mur blanc du
marabout, le bon chameau projetait seul au clair de lune l’ombre
bizarre de sa bosse. Le prince Grégory venait de filer en emportant
portefeuille et billets de banque… Il y avait un mois que Son
Altesse attendait cette occasion…
VI – Enfin !…
Le lendemain de cette aventureuse et tragique
soirée, lorsqu’au petit jour notre héros se réveilla, et qu’il eut
acquis la certitude que le prince et le magot étaient réellement
partis, partis sans retour ; lorsqu’il se vit seul dans cette
petite tombe blanche, trahi, volé, abandonné en pleine Algérie
sauvage avec un chameau à bosse simple et quelque monnaie de poche
pour toute ressource, alors, pour la première fois, le Tarasconnais
douta. Il douta du Monténégro, il douta de l’amitié, il douta de la
gloire, il douta même des lions ; et, comme le Christ à
Gethsémani, le grand homme se prit à pleurer amèrement.
Or, tandis qu’il était là pensivement assis
sur la porte du marabout, sa tête dans ses deux mains, sa carabine
entre ses jambes, et le chameau qui le regardait, soudain le maquis
d’en face s’écarte et Tartarin, stupéfait, voit paraître, à dix pas
devant lui, un lion gigantesque s’avançant la tête haute et
poussant des rugissements formidables qui font trembler les murs du
marabout tout chargés d’oripeaux et jusqu’aux pantoufles du saint
dans leur niche.
Seul, le Tarasconnais ne trembla pas.
« Enfin ! » cria-t-il en
bondissant, la crosse à l’épaule… Pan !… pan !
pfft ! pfft ! C’était fait… Le lion avait deux balles
explosibles dans la tête… Pendant une minute, sur le fond
embrasé du ciel africain, ce fut un feu d’artifice épouvantable de
cervelle en éclats, de sang fumant et de toison rousse éparpillée.
Puis tout retomba et Tartarin aperçut… deux grands nègres qui
couraient sur lui, la matraque en l’air. Les deux nègres de
Milianah !
Ô misère ! c’était le lion apprivoisé, le
pauvre aveugle du couvent de Mohammed que les balles tarasconnaises
venaient d’abattre.
Cette fois, par Mahom ! Tartarin
l’échappa belle. Ivres de fureur fanatique, les deux nègres
quêteurs l’auraient sûrement mis en pièces, si le Dieu des
chrétiens n’avait envoyé à son aide un ange libérateur, le
garde-champêtre de la commune d’Orléansville arrivant son sabre
sous le bras, par un petit sentier.
La vue du képi municipal calma subitement la
colère des nègres. Paisible et majestueux, l’homme de la plaque
dressa procès-verbal de l’affaire, fit charger sur le chameau ce
qui restait du lion, ordonna aux plaignants comme au délinquant de
le suivre, et se dirigea sur Orléansville, où le tout fut déposé au
greffe.
Ce fut une longue et terrible
procédure !
Après l’Algérie des tribus, qu’il venait de
parcourir, Tartarin de Tarascon connut alors une autre Algérie non
moins cocasse et formidable, l’Algérie des villes, processive et
avocassière. Il connut la judiciaire louche qui se tripote au fond
des cafés, la bohème des gens de loi, les dossiers qui sentent
l’absinthe, les cravates blanches mouchetées de
champoreau ; il connut les huissiers, les agréés, les
agents d’affaires, toutes ces sauterelles du papier timbré,
affamées et maigres, qui mangent le colon jusqu’aux tiges de ses
bottes et le laissent déchiqueté feuille par feuille comme un plant
de maïs…
Avant tout il s’agissait de savoir si le lion
avait été tué sur le territoire civil ou le territoire militaire.
Dans le premier cas l’affaire regardait le tribunal de
commerce ; dans le second, Tartarin relevait du conseil de
guerre, et, à ce mot de conseil de guerre, l’impressionnable
Tarasconnais se voyait déjà fusillé au pied des remparts, ou
croupissant dans le fond d’un silo…
Le terrible, c’est que la délimitation des
deux territoires est très vague en Algérie… Enfin, après un mois de
courses, d’intrigues, de stations au soleil dans les cours des
bureaux arabes, il fut établi que si d’une part le lion avait été
tué sur le territoire militaire, d’autre part, Tartarin, lorsqu’il
tira, se trouvait sur le territoire civil. L’affaire se jugea donc
au civil et notre héros en fut quitte pour deux mille cinq
cents francs d’indemnité, sans les frais.
Comment faire pour payer tout cela ? Les
quelques piastres échappées à la razzia du prince s’en étaient
allées depuis longtemps en papiers légaux et en absinthes
judiciaires.
Le malheureux tueur de lions fut donc réduit à
vendre la caisse d’armes au détail, carabine par carabine. Il
vendit les poignards, les kriss malais, les casse-tête… Un épicier
acheta les conserves alimentaires. Un pharmacien, ce qui restait du
sparadrap. Les grandes bottes elles-mêmes y passèrent et suivirent
la tente-abri perfectionnée chez un marchand de bric-à-brac, qui
les éleva à la hauteur de curiosités cochinchinoises… Une fois tout
payé, il ne restait plus à Tartarin que la peau du lion et le
chameau. La peau, il l’emballa soigneusement et la dirigea sur
Tarascon, à l’adresse du brave commandant Bravida. (Nous verrons
tout à l’heure ce qu’il advint de cette fabuleuse dépouille.) Quant
au chameau, il comptait s’en servir pour regagner Alger, non pas en
montant dessus, mais en le vendant pour payer la diligence ;
ce qui est encore la meilleure façon de voyager à chameau.
Malheureusement, la bête était d’un placement difficile, et
personne n’en offrit un liard.
Tartarin cependant voulait regagner Alger à
toute force. Il avait hâte de revoir le corselet bleu de Baïa, sa
maisonnette, ses fontaines, et de se reposer sur les trèfles blancs
de son petit cloître, en attendant de l’argent de France. Aussi
notre héros n’hésita pas : et navré, mais point abattu, il
entreprit de faire la route à pied, sans argent, par petites
journées.
En cette occurrence, le chameau ne l’abandonna
pas. Cet étrange animal s’était pris pour son maître d’une
tendresse inexplicable, et, le voyant sortir d’Orléansville, se mit
à marcher religieusement derrière lui, réglant son pas sur le sien
et ne le quittant pas d’une semelle.
Au premier moment, Tartarin trouva cela
touchant ; cette fidélité, ce dévouement à toute épreuve lui
allaient au cœur, d’autant que la bête était commode et se
nourrissait avec rien. Pourtant, au bout de quelques jours, le
Tarasconnais s’ennuya d’avoir perpétuellement sur les talons ce
compagnon mélancolique, qui lui rappelait toutes ses
mésaventures ; puis, l’aigreur s’en mêlant, il lui en voulut
de son air triste, de sa bosse, de son allure d’oie bridée. Pour
tout dire, il le prit en grippe et ne songea plus qu’à s’en
débarrasser ; mais l’animal tenait bon… Tartarin essaya de le
perdre, le chameau le retrouva ; il essaya de courir, le
chameau courut plus vite… Il lui criait :
« Va-t’en ! » en lui jetant des pierres. Le chameau
s’arrêtait et le regardait d’un air triste, puis, au bout d’un
moment, il se remettait en route et finissait toujours par le
rattraper.
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