Les
fusils flambaient. Les indigènes qui passaient s’inclinaient
jusqu’à terre devant le képi magique… Là-haut, sur les remparts de
Milianah, le chef du bureau arabe, qui se promenait au bon frais
avec sa dame, entendant ces bruits insolites, et voyant des armes
luire entre les branches, crut à un coup de main, fit baisser le
pont-levis, battre la générale, et mit incontinent la ville en état
de siège.
Beau début pour la caravane !
Malheureusement, avant la fin du jour, les
choses se gâtèrent. Des nègres qui portaient les bagages, l’un fut
pris d’atroces coliques pour avoir mangé le sparadrap de la
pharmacie. Un autre tomba sur le bord de la route ivre-mort
d’eau-de-vie camphrée. Le troisième, celui qui portait l’album de
voyage, séduit par les dorures des fermoirs, et persuadé qu’il
enlevait les trésors de la Mecque, se sauva dans le Zaccar à toutes
jambes…
Il fallut aviser… La caravane fit halte, et
tint conseil dans l’ombre trouée d’un vieux figuier.
– Je serais d’avis, dit le prince, en
essayant, mais sans succès, de délayer une tablette de pemmican
dans une casserole perfectionnée à triple fond, je serais d’avis
que, dès ce soir, nous renoncions aux porteurs nègres… Il y a
précisément un marché arabe tout près d’ici. Le mieux est de nous y
arrêter, et de faire emplette de quelques bourriquots…
– Non !… non !… pas de
bourriquots !… interrompit vivement le grand Tartarin, que le
souvenir de Noiraud avait fait devenir tout rouge.
Et il ajouta, l’hypocrite :
– Comment voulez-vous que de si petites bêtes
puissent porter tout notre attirail ?
Le prince sourit.
– C’est ce qui vous trompe, mon illustre ami.
Si maigre et si chétif qu’il vous paraisse, le bourriquot algérien
a les reins solides… Il le faut bien pour supporter tout ce qu’il
supporte… Demandez plutôt aux Arabes. Voici comment ils expliquent
notre organisation coloniale… En haut, disent-ils, il y a
mouci le gouverneur, avec une grande trique, qui tape sur
l’état-major ; l’état-major, pour se venger, tape sur le
soldat ; le soldat tape sur le colon, le colon tape sur
l’Arabe, l’Arabe tape sur le nègre, le nègre tape sur le juif, le
juif à son tour tape sur le bourriquot ; et le pauvre petit
bourriquot n’ayant personne sur qui taper, tend l’échine et porte
tout. Vous voyez bien qu’il peut porter vos caisses.
C’est égal, reprit Tartarin de Tarascon, je
trouve que, pour le coup d’œil de notre caravane, des ânes ne
feraient pas très bien… Je voudrais quelque chose de plus oriental…
Ainsi, par exemple, si nous pouvions avoir un chameau…
– Tant que vous en voudrez, fit l’Altesse, et
l’on se mit en route pour le marché arabe.
Le marché se tenait à quelques kilomètres, sur
les bords du Chéliff… Il y avait là cinq ou six mille Arabes en
guenilles, grouillant au soleil, et trafiquant bruyamment au milieu
des jarres d’olives noires, des pots de miel, des sacs d’épices et
des cigares en gros tas ; de grands feux où rôtissaient des
moutons entiers, ruisselant de beurre, des boucheries en plein air,
où des nègres tout nus, les pieds dans le sang, les bras rouges,
dépeçaient, avec de petits couteaux, des chevreaux à une
perche.
Dans un coin, sous une tente rapetassée de
mille couleurs, un greffier maure, avec un grand livre et des
lunettes. Ici, un groupe, des cris de rage : c’est un jeu de
roulette, installé sur une mesure à blé, et des Kabyles qui
s’éventrent autour… Là-bas, des trépignements, une joie, des
rires : c’est un marchand juif avec sa mule, qu’on regarde se
noyer dans le Chéliff… Puis des scorpions, des chiens, des
corbeaux ; et des mouches !… des mouches !…
Par exemple, les chameaux manquaient. On finit
pourtant par en découvrir un, dont des Mozabites cherchaient à se
défaire. C’était le vrai chameau du désert, le chameau classique,
chauve, l’air triste, avec sa longue tête de bédouin et sa bosse
qui, devenue flasque par suite de trop longs jeûnes, pendait
mélancoliquement sur le côté.
Tartarin le trouva si beau, qu’il voulut que
la caravane entière montât dessus… Toujours la folie
orientale !…
La bête s’accroupit. On sangla les malles.
Le prince s’installa sur le cou de l’animal.
Tartarin pour plus de majesté, se fit hisser tout en haut de la
bosse, entre deux caisses ; et là, fier et bien calé, saluant
d’un geste noble tout le marché accouru, il donna le signal du
départ… Tonnerre ! si ceux de Tarascon avaient pu le
voir !…
Le chameau se redressa, allongea ses grandes
jambes à nœuds, et prit son vol…
Ô stupeur ! Au bout de quelques
enjambées, voilà Tartarin qui se sent pâlir, et l’héroïque chéchia
qui reprend une à une ses anciennes positions du temps du
Zouave. Ce diable de chameau tanguait comme une
frégate.
« Préïnce, préïnce,
murmura Tartarin tout blême, et s’accrochant à l’étoupe sèche de la
bosse, préïnce, descendons… Je sens… je sens… que je vais
faire bafouer la France… »
Va te promener ! le chameau était lancé,
et rien ne pouvait plus l’arrêter. Quatre mille Arabes couraient
derrière, pieds nus, gesticulant, riant comme des fous, et faisant
luire au soleil six cent mille dents blanches…
Le grand homme de Tarascon dut se résigner. Il
s’affaissa tristement sur la bosse. La chéchia prit toutes les
positions qu’elle voulut… et la France fut bafouée.
V – L’Affût du soir dans un bois de
lauriers-roses
Si pittoresque que fût leur nouvelle monture,
nos tueurs de lions durent y renoncer, par égard pour la chéchia.
On continua donc la route à pied comme devant, et la caravane s’en
alla tranquillement vers le Sud par petites étapes, le Tarasconnais
en tête, le Monténégrin en queue, et dans les rangs le chameau avec
les caisses d’armes.
L’expédition dura près d’un mois.
Pendant un mois, cherchant des lions
introuvables, le terrible Tartarin erra de douar en douar dans
l’immense plaine du Chéliff, à travers cette formidable et cocasse
Algérie française, où les parfums du vieil Orient se compliquent
d’une forte odeur d’absinthe et de caserne, Abraham et Zouzou
mêlés, quelque chose de féerique et de naïvement burlesque, comme
une page de l’Ancien Testament racontée par le sergent La Ramée ou
le brigadier Pitou… Curieux spectacle pour des yeux qui auraient su
voir… Un peuple sauvage et pourri que nous civilisons, en lui
donnant nos vices… L’autorité féroce et sans contrôle de bachagas
fantastiques, qui se mouchent gravement dans leurs grands cordons
de la Légion d’honneur, et pour un oui ou pour un non font bâtonner
les gens sur la plante des pieds. La justice sans conscience de
cadis à grosses lunettes, tartufes du Coran et de la loi, qui
rêvent de quinze août et de promotion sous les palmes, et vendent
leurs arrêts, comme Esaü son droit d’aînesse, pour un plat de
lentilles ou de couscous au sucre. Des caïds libertins et ivrognes,
anciens brasseurs d’un général Yusuf quelconque, qui se soûlent de
champagne avec des blanchisseuses mahonnaises, et font des
ripailles de mouton rôti, pendant que, devant leurs tentes, toute
la tribu crève de faim, et dispute aux lévriers les rogatons de la
ribote seigneuriale.
Puis, tout autour, des plaines en friche, de
l’herbe brûlée, des buissons chauves, des maquis de cactus et de
lentisques, le grenier de la France !… Grenier vide de grains,
hélas ! et riche seulement en chacals et en punaises. Des
douars abandonnés, des tribus effarées qui s’en vont sans savoir
où, fuyant la faim, et semant des cadavres le long de la route. De
loin en loin, un village français, avec des maisons en ruine, des
champs sans culture, des sauterelles enragées, qui mangent
jusqu’aux rideaux des fenêtres, et tous les colons dans les cafés,
en train de boire de l’absinthe en discutant des projets de réforme
et de constitution.
Voilà ce que Tartarin aurait pu voir, s’il
s’en était donné la peine ; mais, tout entier à sa passion
léonine, l’homme de Tarascon allait droit devant lui, sans regarder
ni à droite ni à gauche, l’œil obstinément fixé sur ces monstres
imaginaires, qui ne paraissaient jamais.
Comme la tente-abri s’entêtait à ne pas
s’ouvrir et les tablettes de pemmican à ne pas fondre, la caravane
était obligée de s’arrêter matin et soir dans les tribus. Partout,
grâce au képi du prince Grégory, nos chasseurs étaient reçus à bras
ouverts. Ils logeaient chez les agas, dans des palais bizarres,
grandes fermes blanches sans fenêtres, où l’on trouve pêle-mêle des
narghilés et des commodes en acajou, des tapis de Smyrne et des
lampes-modérateur, des coffres de cèdre pleins de sequins turcs, et
des pendules à sujets, style Louis-Philippe… Partout on donnait à
Tartarin des fêtes splendides, des diffas, des
fantasias… En son honneur, des goums entiers faisaient
parler la poudre et luire leurs burnous au soleil. Puis, quand la
poudre avait parlé, le bon aga venait et présentait sa note… C’est
ce qu’on appelle l’hospitalité arabe…
Et toujours pas de lions. Pas plus de lions
que sur le Pont-Neuf !
Cependant le Tarasconnais ne se décourageait
pas. S’enfonçant bravement dans le Sud, il passait ses journées à
battre le maquis, fouillant les palmiers-nains du bout de sa
carabine, et faisant « frrt ! frrt ! » à chaque
buisson. Puis, tous les soirs avant de se coucher, un petit affût
de deux ou trois heures… Peine perdue ! le lion ne se montrait
pas.
Un soir pourtant, vers les six heures, comme
la caravane traversait un bois de lentisques tout violet où de
grosses cailles alourdies par la chaleur sautaient çà et là dans
l’herbe, Tartarin de Tarascon crut entendre – mais si loin, mais si
vague, mais si émietté par la brise – ce merveilleux rugissement
qu’il avait entendu tant de fois là-bas à Tarascon, derrière la
baraque Mitaine.
D’abord le héros croyait rêver… Mais au bout
d’un instant, lointains toujours, quoique plus distincts, les
rugissements recommencèrent ; et cette fois, tandis qu’à tous
les coins de l’horizon on entendait hurler les chiens des douars –
secouée par la terreur et faisant retentir les conserves et les
caisses d’armes, la bosse du chameau frissonna.
Plus de doute. C’était le lion… Vite, vite, à
l’affût. Pas une minute à perdre.
Il y avait tout juste près de là un vieux
marabout (tombeau de saint) à coupole blanche, avec les
grandes pantoufles jaunes du défunt déposées dans une niche
au-dessus de la porte, et un fouillis d’ex-voto bizarres, pans de
burnous, fils d’or, cheveux roux, qui pendaient le long des
murailles… Tartarin de Tarascon y remisa son prince et son chameau
et se mit en quête d’un affût. Le prince Grégory voulait le suivre,
mais le Tarasconnais s’y refusa ; il tenait à affronter le
lion seul à seul. Toutefois il recommanda à Son Altesse de ne pas
s’éloigner, et, par mesure de précaution, il lui confia son
portefeuille, un gros portefeuille plein de papiers précieux et de
billets de banque, qu’il craignait de faire écornifler par la
griffe du lion.
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