C’était un sergent de ville algérien. Très
poliment, il engagea Tartarin à descendre à l’hôtel de l’Europe, et
le confia à des garçons de l’endroit qui l’emmenèrent, lui et ses
bagages, en plusieurs brouettes.
Aux premiers pas qu’il fit dans Alger,
Tartarin de Tarascon ouvrit de grands yeux. D’avance, il s’était
figuré une ville orientale, féerique, mythologique, quelque chose
tenant le milieu entre Constantinople et Zanzibar… Il tombait en
plein Tarascon… Des cafés, des restaurants, de larges rues, des
maisons à quatre étages, une petite place macadamisée où des
musiciens de la ligne jouaient des polkas d’Offenbach, des
messieurs sur des chaises buvant de la bière avec des échaudés, des
dames, quelques lorettes, et puis des militaires… et pas un
Teur !… Il n’y avait que lui… Aussi, pour traverser
la place, se trouva-t-il un peu gêné. Tout le monde le regardait.
Les musiciens de la ligne s’arrêtèrent, et la polka d’Offenbach
resta un pied en l’air.
Les deux fusils sur l’épaule, le revolver sur
la hanche, farouche et majestueux comme Robinson Crusoé, Tartarin
passa gravement au milieu de tous les groupes ; mais en
arrivant à l’hôtel ses forces l’abandonnèrent. Le départ de
Tarascon, le port de Marseille, la traversée, le prince
monténégrin, les pirates, tout se brouillait et roulait dans sa
tête… Il fallut le monter à sa chambre, le désarmer, le
déshabiller… Déjà même on parlait d’envoyer chercher un
médecin ; mais, à peine sur l’oreiller, le héros se mit à
ronfler si haut et de si bon cœur, que l’hôtelier jugea les secours
de la science inutiles, et tout le monde se retira
discrètement.
IV – Le Premier Affût
Trois heures sonnaient à l’horloge du
Gouvernement, quand Tartarin se réveilla. Il avait dormi toute la
soirée, toute la nuit, toute la matinée, et même un bon morceau de
l’après-midi ; il faut dire aussi que depuis trois jours la
chéchia en avait vu de rudes !…
La première pensée du héros, en ouvrant les
yeux, fut celle-ci : « Je suis dans le pays du
lion ! » Pourquoi ne pas le dire ? À cette idée que
les lions étaient là tout près, à deux pas, et presque sous la
main, et qu’il allait falloir en découdre, brr !… un froid
mortel le saisit, et il se fourra intrépidement sous sa
couverture.
Mais, au bout d’un moment, la gaieté du
dehors, le ciel si bleu, le grand soleil qui ruisselait dans la
chambre, un bon petit déjeuner qu’il se fit servir au lit, sa
fenêtre grande ouverte sur la mer, le tout arrosé d’un excellent
flacon de vin de Crescia, lui rendit bien vite son ancien
héroïsme. « Au lion ! au lion ! »
cria-t-il en rejetant sa couverture, et il s’habilla
prestement.
Voici quel était son plan : sortir de la
ville sans rien dire à personne, se jeter en plein désert, attendre
la nuit, s’embusquer, et, au premier lion, qui passerait,
pan ! pan !… Puis revenir le lendemain déjeuner à l’hôtel
de l’Europe, recevoir les félicitations des Algériens et fréter une
charrette pour aller chercher l’animal.
Il s’arma donc à la hâte, roula sur son dos la
tente-abri dont le gros manche montait d’un bon pied au-dessus de
sa tête, et raide comme un pieu, descendit dans la rue. Là, ne
voulant demander sa route à personne de peur de donner sur ses
projets, il tourna carrément à droite, enfila jusqu’au bout les
arcades Bab-Azoun, où du fond de leurs noires boutiques des nuées
de juifs algériens le regardaient passer, embusqués dans un coin
comme des araignées ; traversa la place du Théâtre, prit le
faubourg et enfin la grande route poudreuse de Mustapha.
Il y avait sur cette route un encombrement
fantastique. Omnibus, fiacres, corricolos, des fourgons du train,
de grandes charrettes de foin traînées par des bœufs, des escadrons
de chasseurs d’Afrique, des troupeaux de petits ânes
microscopiques, des négresses qui vendaient des galettes, des
voitures d’Alsaciens émigrants, des spahis en manteaux rouges, tout
cela défilant dans un tourbillon de poussière, au milieu des cris,
des chants, des trompettes, entre deux haies de méchantes baraques
où l’on voyait de grandes Mahonnaises se peignant devant leurs
portes, des cabarets pleins de soldats, des boutiques de bouchers,
d’équarrisseurs…
« Qu’est-ce qu’ils me chantent donc avec
leur Orient ? pensait le grand Tartarin ; il n’y a pas
même tant de Teurs qu’à Marseille. »
Tout à coup, il vit passer près de lui,
allongeant ses grandes jambes et rengorgé comme un dindon, un
superbe chameau. Cela lui fit battre le cœur.
Des chameaux déjà ! Les lions ne devaient
pas être loin ; et, en effet, au bout de cinq minutes, il vit
arriver vers lui, le fusil sur l’épaule, toute une troupe de
chasseurs de lions.
« Les lâches ! » se dit notre
héros en passant à côté d’eux, « les lâches ! Aller au
lion par bandes, et avec des chiens !… » Car il ne se
serait jamais imaginé qu’en Algérie on pût chasser autre chose que
des lions. Pourtant ces chasseurs avaient de si bonnes figures de
commerçants retirés, et puis cette façon de chasser le lion avec
des chiens et des carnassières était si patriarcale, que le
Tarasconnais, un peu intrigué, crut devoir aborder un de ces
messieurs.
– Et autrement, camarade, bonne
chasse ?
– Pas mauvaise, répondit l’autre en regardant
d’un œil effaré l’armement considérable du guerrier de
Tarascon.
– Vous avez tué ?
– Mais oui… pas mal… voyez plutôt.
Et le chasseur algérien montrait sa
carnassière, toute gonflée de lapins et de bécasses.
– Comment ça ! votre carnassière ?…
Vous les mettez dans votre carnassière ?
– Où voulez-vous donc que je les
mette ?
– Mais alors, c’est… c’est des tout
petits…
– Des petits et puis des gros, fit le
chasseur. Et comme il était pressé de rentrer chez lui, il
rejoignait ses camarades à grandes enjambées…
L’intrépide Tartarin en resta planté de
stupeur au milieu de la route… Puis, après un moment de
réflexion : « Bah ! » se dit-il, « ce sont
des blagueurs… Ils n’ont rien tué du tout… » et il continua
son chemin.
Déjà les maisons se faisaient plus rares, les
passants aussi. La nuit tombait, les objets devenaient confus…
Tartarin de Tarascon marcha encore une
demi-heure.
À la fin il s’arrêta… C’était tout à fait
nuit. Nuit sans lune, criblée d’étoiles. Personne sur la route…
Malgré tout, le héros pensa que les lions n’étaient pas des
diligences et ne devaient pas volontiers suivre le grand chemin. Il
se jeta à travers champs… À chaque pas des fossés, des ronces, des
broussailles. N’importe ! il marchait toujours… Puis tout à
coup, halte ! « Il y a du lion dans l’air, par
ici », se dit notre homme, et il renifla fortement de droite
et de gauche.
V – Pan ! Pan !
C’était un grand désert sauvage, tout hérissé
de plantes bizarres, de ces plantes d’Orient qui ont l’air de bêtes
méchantes. Sous le jour discret des étoiles, leur ombre agrandie
s’étirait par terre en tous sens. À droite, la masse confuse et
lourde d’une montagne, l’Atlas peut-être !… À gauche, la mer
invisible, qui roulait sourdement… Un vrai gîte à tenter les
fauves.
Un fusil devant lui, un autre dans les mains,
Tartarin de Tarascon mit un genou en terre et attendit… Il attendit
une heure, deux heures… Rien !…
Alors il se souvint que, dans ses livres, les
grands tueurs de lions n’allaient jamais à la chasse sans emmener
un petit chevreau qu’ils attachaient à quelques pas devant eux et
qu’ils faisaient crier en lui tirant la patte avec une ficelle.
N’ayant pas de chevreau, le Tarasconnais eut l’idée d’essayer des
imitations, et se mit à bêler d’une voix chevrotante :
« Mé ! Mé !… »
D’abord très doucement, parce qu’au fond de
l’âme il avait tout de même un peu peur que le lion l’entendît…
puis, voyant que rien ne venait, il bêla plus fort :
« Mê !… Mê !… » Rien encore !… Impatienté,
il reprit de plus belle et plusieurs fois de suite :
« Mê !… Mê !… Mê !… » avec tant de
puissance que ce chevreau finissait par avoir l’air d’un bœuf…
Tout à coup, à quelques pas devant lui,
quelque chose de noir et de gigantesque s’abattit. Il se tut… Cela
se baissait, flairait la terre, bondissait, se roulait, partait au
galop, puis revenait et s’arrêtait net… c’était le lion, à n’en pas
douter !… Maintenant on voyait très bien ses quatre pattes
courtes, sa formidable encolure, et deux yeux, deux grands yeux qui
luisaient dans l’ombre… En joue ! feu ! pan !
pan !… C’était fait. Puis tout de suite un bondissement en
arrière, et le coutelas de chasse au poing.
Au coup de feu du Tarasconnais, un hurlement
terrible répondit.
« Il en a ! » cria le bon
Tartarin, et, ramassé sur ses fortes jambes, il se préparait à
recevoir la bête ; mais elle en avait plus que son compte et
s’enfuit au triple galop en hurlant… Lui pourtant ne bougea pas. Il
attendait la femelle… toujours comme dans ses livres !
Par malheur la femelle ne vint pas. Au bout de
deux ou trois heures d’attente, le Tarasconnais se lassa. La terre
était humide, la nuit devenait fraîche, la bise de mer piquait.
« Si je faisais un somme en attendant le
jour ? » se dit-il, et, pour éviter les rhumatismes, il
eut recours à la tente-abri… Mais voilà le diable ! cette
tente-abri était d’un système si ingénieux, si ingénieux, qu’il ne
put jamais venir à bout de l’ouvrir.
Il eut beau s’escrimer et suer pendant une
heure, la damnée tente ne s’ouvrit pas… Il y a des parapluies qui,
par des pluies torrentielles, s’amusent à vous jouer de ces
tours-là… De guerre lasse, le Tarasconnais jeta l’ustensile par
terre, et se coucha dessus, en jurant comme un vrai Provençal qu’il
était.
« Ta, ta, ra, ta !
Tarata !… »
– Quès aco ?… fit Tartarin,
s’éveillant en sursaut.
C’étaient les clairons des chasseurs d’Afrique
qui sonnaient la diane, dans les casernes de Mustapha… Le tueur de
lions, stupéfait, se frotta les yeux… Lui qui se croyait en plein
désert !… Savez-vous où il était ?… Dans un carré
d’artichauts, entre un plant de choux-fleurs et un plant de
betteraves.
Son Sahara avait des légumes… Tout près de
lui, sur la jolie côte verte de Mustapha supérieur, des villas
algériennes, toutes blanches, luisaient dans la rosée du jour
levant : on se serait cru aux environs de Marseille, au milieu
des bastides et des bastidons.
La physionomie bourgeoise et potagère de ce
paysage endormi étonna beaucoup le pauvre homme, et le mit de fort
méchante humeur.
« Ces gens-là sont fous », se
disait-il, « de planter leurs artichauts dans le voisinage du
lion… car enfin, je n’ai pas rêvé… Les lions viennent jusqu’ici… En
voilà la preuve… »
La preuve, c’étaient des taches de sang que la
bête en fuyant avait laissées derrière elle. Penché sur cette
piste sanglante, l’œil aux aguets, le revolver au poing, le
vaillant Tarasconnais arriva, d’artichaut en artichaut, jusqu’à un
petit champ d’avoine… De l’herbe foulée, une mare de sang, et, au
milieu de la mare, couché sur le flanc avec une large plaie à la
tête, un… Devinez quoi !…
« Un lion, parbleu !… »
Non ! un âne, un de ces tout petits ânes
qui sont si communs en Algérie et qu’on désigne là-bas sous le nom
de bourriquots.
VI – Arrivée de la femelle. – Terrible
combat. – Le Rendez-vous des Lapins
Le premier mouvement de Tartarin à l’aspect de
sa malheureuse victime fut un mouvement de dépit. Il y a si loin en
effet d’un lion à un bourriquot !… Son second
mouvement fut tout à la pitié. Le pauvre bourriquot était si
joli ; il avait l’air si bon ! La peau de ses flancs,
encore chaude, allait et venait comme une vague. Tartarin
s’agenouilla, et du bout de sa ceinture algérienne essaya
d’étancher le sang de la malheureuse bête ; et ce grand homme
soignant ce petit âne, c’était tout ce que vous pouvez imaginer de
plus touchant.
Au contact soyeux de la ceinture, le
bourriquot, qui avait encore pour deux liards de vie, ouvrit son
grand œil gris, remua deux ou trois fois ses longues oreilles comme
pour dire : « Merci !… merci !… » Puis une
dernière convulsion l’agita de tête en queue et il ne bougea
plus.
« Noiraud ! Noiraud ! »
cria tout à coup une voix étranglée par l’angoisse. En même temps
dans un taillis voisin les branches remuèrent… Tartarin n’eut que
le temps de se relever et de se mettre en garde… C’était la
femelle !
Elle arriva, terrible et rugissante, sous les
traits d’une vieille Alsacienne en marmotte, armée d’un grand
parapluie rouge et réclamant son âne à tous les échos de Mustapha.
Certes il aurait mieux valu pour Tartarin avoir affaire à une
lionne en furie qu’à cette méchante vieille… Vainement le
malheureux essaya de lui faire entendre comment la chose s’était
passée ; qu’il avait pris Noiraud pour un lion… La vieille
crut qu’on voulait se moquer d’elle, et poussant d’énergiques
« tarteifle ! » tomba sur le héros à coups de
parapluie.
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