Tartarin, un peu confus, se défendait de son mieux,
parait les coups avec sa carabine, suait, soufflait, bondissait,
criait : – « Mais madame… mais madame… »
Va te promener ! Madame était sourde, et
sa vigueur le prouvait bien.
Heureusement un troisième personnage arriva
sur le champ de bataille. C’était le mari de l’Alsacienne, Alsacien
lui-même et cabaretier, de plus, fort bon comptable. Quand il vit à
qui il avait affaire, et que l’assassin ne demandait qu’à payer le
prix de la victime, il désarma son épouse et l’on s’entendit.
Tartarin donna deux cents francs ; l’âne
en valait bien dix. C’est le prix courant des bourriquots
sur les marchés arabes. Puis on enterra le pauvre Noiraud au pied
d’un figuier, et l’Alsacien, mis en bonne humeur par la couleur des
douros tarasconnais, invita le héros à venir rompre une croûte à
son cabaret, qui se trouvait à quelques pas de là, sur le bord de
la grande route.
Les chasseurs algériens venaient y déjeuner
tous les dimanches, car la plaine était giboyeuse et à deux lieues
autour de la ville il n’y avait pas de meilleur endroit pour les
lapins.
« Et les lions ? » demanda
Tartarin.
L’Alsacien le regarda, très étonné.
– Les lions ?
– Oui… les lions… en voyez-vous
quelquefois ? reprit le pauvre homme avec un peu moins
d’assurance.
Le cabaretier éclata de rire.
– Ah ! ben ! merci… Des lions… pour
quoi faire ?…
– Il n’y en a donc pas en Algérie ?…
– Ma foi ! je n’en ai jamais vu… Et
pourtant voilà vingt ans que j’habite la province. Cependant je
crois bien avoir entendu dire… Il me semble que les journaux… Mais
c’est beaucoup plus loin, là-bas, dans le Sud…
À ce moment, ils arrivaient au cabaret. Un
cabaret de banlieue, comme on en voit à Vanves ou à Pantin, avec un
rameau tout fané au-dessus de la porte, des queues de billard
peintes sur les murs et cette enseigne inoffensive :
AU RENDEZ-VOUS DES LAPINS
Le Rendez-vous des Lapins !… Ô Bravida,
quel souvenir !
VII – Histoire d’un omnibus, d’une
Mauresque et d’un chapelet de fleurs de jasmin
Cette première aventure aurait eu de quoi
décourager bien des gens ; mais les hommes trempés comme
Tartarin ne se laissent pas facilement abattre.
« Les lions sont dans le Sud »,
pensa le héros ; « eh bien ! j’irai dans le
Sud. »
Et dès qu’il eut avalé son dernier morceau, il
se leva, remercia son hôte, embrassa la vieille sans rancune, versa
une dernière larme sur l’infortuné Noiraud, et retourna bien vite à
Alger avec la ferme intention de boucler ses malles et de partir le
jour même pour le Sud.
Malheureusement la grande route de Mustapha
semblait s’être allongée depuis la veille : il faisait un
soleil, une poussière ! La tente-abri était d’un lourd !
Tartarin ne se sentit pas le courage d’aller à pied jusqu’à la
ville, et le premier omnibus qui passa, il fit signe et monta
dedans…
Ah ! pauvre Tartarin de Tarascon !
Combien il aurait mieux fait pour son nom, pour sa gloire, de ne
pas entrer dans cette fatale guimbarde et de continuer pédestrement
sa route, au risque de tomber asphyxié sous le poids de
l’atmosphère, de la tente-abri et de ses lourds fusils rayés à
doubles canons…
Tartarin étant monté, l’omnibus fut complet.
Il y avait au fond, le nez dans son bréviaire, un vicaire
d’Alger à grande barbe noire. En face, un jeune marchand maure, qui
fumait de grosses cigarettes. Puis, un matelot maltais, et quatre
ou cinq Mauresques masquées de linges blancs, et dont on ne pouvait
voir que les yeux. Ces dames venaient de faire leurs dévotions au
cimetière d’Abd-el-Kader ; mais cette vision funèbre ne
semblait pas les avoir attristées. On les entendait rire et
jacasser entre elles sous leurs masques, en croquant des
pâtisseries.
Tartarin crut s’apercevoir qu’elles le
regardaient beaucoup. Une surtout, celle qui était assise en face
de lui, avait planté son regard dans le sien, et ne le retira pas
de toute la route. Quoique la dame fût voilée, la vivacité de ce
grand œil noir allongé par le khol, un poignet délicieux et fin
chargé de bracelets d’or qu’on entrevoyait de temps en temps entre
les voiles, tout, le son de la voix, les mouvements gracieux,
presque enfantins de la tête, disait qu’il y avait là-dessous
quelque chose de jeune, de joli, d’adorable… Le malheureux Tartarin
ne savait où se fourrer. La caresse muette de ces beaux yeux
d’Orient le troublait, l’agitait, le faisait mourir ; il avait
chaud, il avait froid…
Pour l’achever, la pantoufle de la dame s’en
mêla sur ses grosses bottes de chasse, il la sentait courir, cette
mignonne pantoufle, courir et frétiller comme une petite souris
rouge… Que faire ? Répondre à ce regard, à cette
pression ! Oui, mais les conséquences… Une intrigue d’amour en
Orient, c’est quelque chose de terrible !… Et avec son
imagination romanesque et méridionale, le brave Tarasconnais se
voyait déjà tombant aux mains des eunuques, décapité, mieux que
cela peut-être, cousu dans un sac de cuir, et roulant sur la mer,
sa tête à côté de lui. Cela le refroidissait un peu… En attendant,
la petite pantoufle continuait son manège, et les yeux d’en face
s’ouvraient tout grands vers lui comme deux fleurs de velours noir,
en ayant l’air de dire :
– Cueille-nous !…
L’omnibus s’arrêta. On était sur la place du
Théâtre, à l’entrée de la rue Bab-Azoun. Une à une, empêtrées dans
leurs grands pantalons et serrant leurs voiles contre elles avec
une grâce sauvage, les Mauresques descendirent. La voisine de
Tartarin se leva la dernière, et en se levant son visage passa si
près de celui du héros qu’il l’effleura de son haleine, un vrai
bouquet de jeunesse, de jasmin, de musc et de pâtisserie.
Le Tarasconnais n’y résista pas. Ivre d’amour
et prêt à tout, il s’élança derrière la Mauresque… Au bruit de ses
buffleteries, elle se retourna, mit un doigt sur son masque comme
pour dire « chut ! » et vivement, de l’autre main,
elle lui jeta un petit chapelet parfumé fait avec des fleurs de
jasmin. Tartarin de Tarascon se baissa pour le ramasser ;
mais, comme notre héros était un peu lourd et très chargé
d’armures, l’opération fut assez longue…
Quand il se releva, le chapelet de jasmin sur
son cœur, – la Mauresque avait disparu.
VIII – Lions de l’Atlas,
dormez !
Lions de l’Atlas, dormez ! Dormez
tranquilles au fond de vos retraites, dans les aloès et les cactus
sauvages… De quelques jours encore, Tartarin de Tarascon ne vous
massacrera point. Pour le moment, tout son attirail de guerre, –
caisse d’armes, pharmacie, tente-abri, conserves alimentaires, –
repose paisiblement emballé, à l’hôtel d’Europe dans un coin de la
chambre 36.
Dormez sans peur, grands lions roux ! Le
Tarasconnais cherche sa Mauresque. Depuis l’histoire de l’omnibus,
le malheureux croit sentir perpétuellement sur son pied, sur son
vaste pied de trappeur, les frétillements de la petite souris
rouge ; et la brise de mer, en effleurant ses lèvres, se
parfume toujours – quoi qu’il fasse – d’une amoureuse odeur de
pâtisserie et d’anis.
Il lui faut sa Maugrabine !
Mais ce n’est pas une mince affaire !
Retrouver dans une ville de cent mille âmes une personne dont on ne
connaît que l’haleine, les pantoufles et la couleur des yeux ;
il n’y a qu’un Tarasconnais, féru d’amour, capable de tenter une
pareille aventure.
Le terrible c’est que, sous leurs grands
masques blancs, toutes les Mauresques se ressemblent ; puis
ces dames ne sortent guère, et, quand on veut en voir, il faut
monter dans la ville haute, la ville arabe, la ville des
Teurs.
Un vrai coupe-gorge, cette ville haute. De
petites ruelles noires très étroites, grimpant à pic entre deux
rangées de maisons mystérieuses dont les toitures se rejoignent et
font tunnel. Des portes basses, des fenêtres toutes petites,
muettes, tristes, grillagées. Et puis, de droite et de gauche un
tas d’échoppes très sombres où les Teurs farouches à têtes
de forbans – yeux blancs et dents brillantes – fument de longues
pipes, et se parlent à voix basse comme pour concerter de mauvais
coups.
Dire que notre Tartarin traversait sans
émotion cette cité formidable, ce serait mentir. Il était au
contraire très ému, et dans ces ruelles obscures, dont son gros
ventre tenait toute la largeur, le brave homme n’avançait qu’avec
la plus grande précaution, l’œil aux aguets, le doigt sur la
détente d’un revolver. Tout à fait comme à Tarascon, en allant au
cercle. À chaque instant il s’attendait à recevoir sur le dos toute
une dégringolade d’eunuques et de janissaires, mais le désir de
revoir sa dame lui donnait une audace et une force de géant.
Huit jours durant, l’intrépide Tartarin ne
quitta pas la ville haute. Tantôt on le voyait faire le pied de
grue devant les bains maures, attendant l’heure où ces dames
sortent par bandes, frissonnantes et sentant le bain ; tantôt
il apparaissait accroupi à la porte des mosquées, suant et
soufflant pour quitter ses grosses bottes avant d’entrer dans le
sanctuaire…
Parfois, à la tombée de la nuit, quand il s’en
revenait navré de n’avoir rien découvert, pas plus au bain qu’à la
mosquée, le Tarasconnais, en passant devant les maisons mauresques,
entendait des chants monotones, des sons étouffés de guitare, des
roulements de tambours de basque, et des petits rires de femme qui
lui faisaient battre le cœur.
« Elle est peut-être là ! » se
disait-il.
Alors, si la rue était déserte, il
s’approchait d’une de ces maisons, levait le lourd marteau de la
poterne basse, et frappait timidement… Aussitôt les chants, les
rires cessaient. On n’entendait plus derrière la muraille que de
petits chuchotements vagues, comme dans une volière endormie.
« Tenons-nous bien ! » pensait
le héros. « Il va m’arriver quelque
chose ! »
Ce qui lui arrivait le plus souvent, c’était
une grande potée d’eau froide sur la tête, ou bien des peaux
d’oranges et de figues de Barbarie… Jamais rien de plus grave…
Lions de l’Atlas, dormez !
IX – Le Prince Grégory du Monténégro
Il y avait deux grandes semaines que
l’infortuné Tartarin cherchait sa dame algérienne, et très
vraisemblablement il la chercherait encore, si la Providence des
amants n’était venue à son aide sous les traits d’un gentilhomme
monténégrin.
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