Le reste te regarde.
OTBERT.
Mais…
JOB, souriant.
Tu refuses ?
OTBERT.
Comte ! ah ! c’est le paradis
Que vous m’ouvrez !
JOB.
Alors fais ce que je te dis.
Plus un mot. Le soleil couché, vous fuirez vite.
J’empêcherai Hatto d’aller à ta poursuite :
Et vous vous marîrez à Caub.
Guanhumara, qui a tout entendu, sort. Il prend leurs bras à tous deux sous les siens et les regarde avec tendresse.
Mes amoureux,
Dites-moi seulement que vous êtes heureux.
Moi, je vais rester seul.
RÉGINA.
Mon père !
JOB.
Il faut me dire
Un dernier mot d’amour dans un dernier sourire.
Que deviendrai-je, hélas ! quand vous serez partis ?
Quand mon passé, mes maux, toujours appesantis,
Vont retomber sur moi ?
À Régina.
Car, vois-tu, ma colombe,
Je soulève un moment ce poids, puis il retombe !
À Otbert.
Gunther, mon chapelain, vous suivra. J’ai l’espoir
Que tout ira bien. Puis vous reviendrez me voir,
Un jour. – Ne pleurez pas ! laissez-moi mon courage.
Vous êtes heureux, vous ! Quand on s’aime à votre âge,
Qu’importe un vieux qui pleure ! – Ah ! vous avez vingt ans !
Moi, Dieu ne peut vouloir que je souffre longtemps.
Il s’arrache de leurs bras.
Attendez-moi céans.
À Otbert.
Tu connais bien la porte.
J’en vais chercher les clefs, et je te les rapporte.
Il sort par la porte de gauche.
SCÈNE V.
OTBERT, RÉGINA.
OTBERT, le regardant sortir avec égarement.
Juste ciel ! tout se mêle en mon esprit troublé.
Fuir avec Régina ! fuir ce burg désolé !
Oh ! si je rêve, ayez pitié de moi, madame.
Ne me réveillez pas. – Mais c’est bien toi, mon âme !
Ange, tu m’appartiens ! fuyons avant ce soir,
Fuyons dès à présent ! Si tu pouvais savoir !… –
Là l’Éden radieux, derrière moi l’abîme !
Je fuis vers le bonheur, je fuis devant le crime !
RÉGINA.
Que dis-tu ?
OTBERT.
Régina, ne crains rien. Je fuirai.
Mais mon serment ! grand Dieu ! Régina ! j’ai juré !
Qu’importe, je fuirai, j’échapperai. Dieu juste,
Jugez-moi. Ce vieillard est bon, il est auguste,
Je l’aime ! Viens, partons. ! Tout nous aide à la fois.
Rien ne peut empêcher notre fuite…
Pendant ces dernières paroles, Guanhumara est rentrée par la galerie du fond. Elle conduit Hatto et lui montre du doigt Otbert et Régina, qui se tiennent embrassés. Hatto fait un signe, et derrière lui arrivent en foule les princes, les burgraves et les soldats. Le marquis leur indique du geste les deux amants, qui, absorbés dans leur contemplation d’eux-mêmes, ne voient rien et n’entendent rien. Tout à coup, au moment où Otbert se retourne entraînant Régina, Hatto se dresse devant lui. Guanhumara a disparu.
SCÈNE VI.
OTBERT, RÉGINA, HATTO, MAGNUS, GORLOIS. Les Burgraves, les Princes. GIANNILARO. Soldats. Puis le MENDIANT. Puis JOB.
HATTO, à Otbert.
Tu crois ?
RÉGINA.
Ciel ! Hatto !
HATTO, aux archers.
Saisissez cet homme et cette femme.
OTBERT, tirant son épée et arrêtant du geste les soldats.
Marquis Hatto, je sais que tu n’es qu’un infâme.
Je te sais traître, impie, abominable et bas.
Je veux savoir aussi si l’on ne trouve pas
Au fond de ton cœur vil, cloaque d’immondices,
La peur, fange et limon que déposent les vices.
Je soupçonne, entre nous, que tu n’es qu’un poltron ;
Et que tous ces seigneurs, – meilleurs que toi, baron ! –
Quand j’aurai secoué ton faux semblant d’audace,
Vont voir ta lâcheté te monter à la face !
Je représente ici, par son choix souverain,
Régina, fille noble et comtesse du Rhin.
Prince, elle te refuse, et c’est moi qu’elle épouse.
Hatto, je te défie, à pied, sur la pelouse
Auprès de la Wisper, à trois milles d’ici,
À toute arme, en champ clos, sans délai, sans merci,
Sans quartier, réservés d’armet et de bavière,
À face découverte, au bord de la rivière ;
Et l’on y jettera le vaincu. Tue ou meurs.
Régina tombe évanouie. Ses femmes l’emportent. Otbert barre le passage aux archers, qui veulent s’approcher.
Que nul ne fasse un pas ! je parle à ces seigneurs.
Aux princes.
Écoutez tous, marquis venus de la montagne,
Duc Gerhard, sire Uther, pendragon de Bretagne,
Burgrave Darius, burgrave Cadwalla :
Je soufflette à vos yeux ce baron que voilà !
Et j’invoque céans, pour châtier ses hontes,
Le droit des francs-archers par-devant les francs-comtes !
Il jette son gant au visage de Hatto. – Entre le mendiant, confondu dans la foule des assistants.
HATTO.
Je t’ai laissé parler !
Bas à Zoaglio Giannilaro, qui est près de lui dans la foule des seigneurs.
Dieu sait, Giannilaro,
Que mon épée en tremble encor dans le fourreau !
À Otbert.
Maintenant je te dis : Qui donc es-tu, mon brave !
Parle, es-tu fils de roi, duc souverain, margrave,
Pour m’oser défier ? Dis ton nom seulement,
Le sais-tu ? Tu te dis l’archer Otbert.
Aux seigneurs.
Il ment !
À Otbert,
Tu mens. Ton nom n’est pas Otbert. Je vais te dire
D’où tu viens, d’où tu sors, ce que tu vaux ! – messire,
Ton nom est Yorghi Spadacelli. Tu n’es
Pas même gentilhomme. Allons ! je te connais.
Ton aïeul était Corse et ta mère était Slave.
Tu n’es qu’un vil faussaire, esclave et fils d’esclave
Arrière !
Aux assistants.
Il est, seigneurs, des princes parmi vous.
S’ils prennent son parti, je les accepte tous,
Pied contre pied, partout, ici, dans l’avenue,
Deux poignards dans les mains, et la poitrine nue !
À Otbert.
Mais toi, vil brigand corse, échappé des makis,
Il pousse du pied le gant d’Otbert.
Jette aux valets ton gant !
OTBERT.
Misérable !
LE MENDIANT, faisant un pas, à Hatto.
Marquis !
J’ai quatre-vingt-douze ans, mais je te tiendrai tête.
– Une épée !
Il jette son bâton et prend l’épée de l’une des panoplies suspendues au mur.
HATTO, éclatant de rire.
Un bouffon manquait à cette fête.
Le voici, messeigneurs. D’où sort ce compagnon ?
Nous tombons du bohême au mendiant.
Au mendiant.
Ton nom ?
LE MENDIANT.
Frédéric de Souabe, empereur d’Allemagne.
MAGNUS.
Barberousse !…
Étonnement et stupeur. Tous s’écartent et forment une sorte de grand cercle autour du mendiant, qui dégage de ses haillons une croix attachée à son cou et l’élève de sa main droite, la gauche appuyée sur l’épée piquée en terre.
LE MENDIANT.
Voici la croix de Charlemagne.
Tous les yeux se fixent sur la croix.
1 comment