Régine radieuse de bonheur et de santé.
SCÈNE II.
OTBERT, RÉGINA.
OTBERT.
Quoi !
Régine, est-il possible ! est-ce vous que je voi ?
RÉGINA.
Otbert ! Otbert ! je vis, je parle, je respire ;
Mes pieds peuvent marcher, ma bouche peut sourire,
Je n’ai plus de souffrance et je n’ai plus d’effroi,
Je vis, je suis heureuse, et je suis toute à toi !
OTBERT, la contemplant.
Ô bonheur !
RÉGINA.
Cette nuit, j’ai dormi, mais – sans fièvre.
Ton nom, si j’ai parlé, seul entr’ouvrait ma lèvre.
Quel doux sommeil ! vraiment, non, je n’ai pas souffert.
Quand le soleil levant m’a réveillée, Otbert,
Otbert ! il m’a semblé que je me sentais naître.
Les passereaux joyeux chantaient sous ma fenêtre,
Les fleurs s’ouvraient, laissant leurs parfums fuir aux cieux ;
Moi, j’avais l’âme en joie, et je cherchais des yeux
Tout ce qui m’envoyait une haleine si pure,
Et tout ce qui chantait dans l’immense nature ;
Et je disais tout bas, l’œil inondé de pleurs :
Ô doux oiseaux, c’est moi ! c’est bien moi, douces fleurs !
– Je t’aime, ô mon Otbert !
Elle se jette dans ses bras. Tirant le flacon de son sein.
Cette fiole est la vie.
Tu m’as guérie, Otbert ! ami ! tu m’as ravie
À la mort. Défends-moi de Hatto maintenant.
OTBERT.
Régina, ma beauté, mon ange rayonnant,
Ma joie ! Oui, je saurai terminer mon ouvrage.
Mais ne m’admire pas. Je n’ai pas de courage,
Je n’ai pas de vertu, je n’ai que de l’amour.
Tu vis ! devant mes yeux je vois un nouveau jour.
Tu vis ! je sens en moi comme une âme nouvelle.
Mais regarde-moi donc ! ô mon Dieu, qu’elle est belle !
Vrai, tu ne souffres plus ?
RÉGINA.
Non. Plus rien. C’est fini.
OTBERT.
Soyez béni, mon Dieu !
RÉGINA.
Mon Otbert, sois béni !
Tous deux restent un moment silencieux se tenant embrassés.
Puis Régina s’arrache des bras d’Otbert.
Mais le bon comte Job m’attend. – Mon bien suprême !
J’ai voulu seulement te dire que je t’aime.
Adieu.
OTBERT.
Reviens !
RÉGINA.
Bientôt. Mais je cours, il m’attend.
OTBERT, tombant à genoux et levant les yeux au ciel.
Merci, Seigneur, elle est sauvée !
Guanhumara apparaît au fond du théâtre.
SCÈNE III.
OTBERT, GUANHUMARA.
GUANHUMARA, posant la main sur l’épaule d’Otbert.
Es-tu content ?
OTBERT, avec épouvante.
Guanhumara !
GUANHUMARA.
Tu vois, j’ai tenu ma promesse.
OTBERT.
Je tiendrai mon serment.
GUANHUMARA.
Sans pitié ?
OTBERT.
Sans faiblesse.
À part.
Après, je me tûrai
GUANHUMARA.
L’on t’attendra ce soir.
À minuit.
OTBERT.
Où ?
GUANHUMARA.
Devant la tour du drapeau noir.
OTBERT.
C’est un lieu redoutable, et personne n’y passe.
On dit que le rocher garde une sombre trace…
GUANHUMARA.
Une trace de sang, qui sur le mur descend
D’une fenêtre au bord du torrent.
OTBERT, avec horreur.
C’est du sang !
Tu le vois, le sang tache et brûle.
GUANHUMARA.
Le sang lave
Et désaltère.
OTBERT.
Allons ! ordonne à ton esclave.
Qui trouverai-je au lieu marqué ?
GUANHUMARA.
Tu trouveras
Un homme masqué, – seul.
OTBERT.
Après ?
GUANHUMARA.
Tu le suivras.
OTBERT.
C’est dit.
Guanhumara saisit vivement le poignard qu’Otbert porte à sa ceinture, le tire du fourreau, et fixe sur la lame un regard terrible, puis ses yeux se relèvent vers le ciel.
GUANHUMARA.
Ô vastes cieux ! ô profondeurs sacrées !
Morne sérénité des voûtes azurées !
Ô nuit dont la tristesse a tant de majesté !
Toi qu’en mon long exil je n’ai jamais quitté,
Vieil anneau de ma chaîne, ô compagnon fidèle,
Je vous prends à témoin ; – et vous, murs, citadelle,
Chênes qui versez l’ombre aux pas du voyageur,
Vous m’entendez, – je voue à ce couteau vengeur
Fosco, baron des bois, des rochers et des plaines,
Sombre comme toi, nuit ; vieux comme vous, grands chênes !
OTBERT.
Qu’est-ce que ce Fosco ?
GUANHUMARA.
Celui qui doit mourir
Elle lui rend le poignard.
De ta main. À ce soir.
Elle sort par la galerie du fond sans voir Job et Régina, qui entrent du côté opposé.
OTBERT, seul.
Ciel !
SCÈNE IV.
OTBERT, RÉGINA, JOB.
RÉGINA.
Elle entre en courant, puis se retourne vers le comte Job, qui la suit à pas lents.
Oui, je puis courir.
Voyez, seigneur.
Elle s’approche d’Otbert, qui semble écouter encore les dernières paroles de Guanhumara et ne les a pas vus entrer.
C’est nous, Otbert.
OTBERT, comme éveillé en sursaut.
Seigneur… comtesse…
JOB.
Ce matin je sentais redoubler ma tristesse.
Ce que ce mendiant, mon hôte, a dit hier
Passait à chaque instant en moi comme un éclair ;
À Régina.
Puis je songeais à toi, que je voyais mourante ;
À ta mère, ombre triste autour de nous errante… –
À Otbert.
Tout à coup dans ma chambre elle entre, cette enfant,
Fraîche, rose, le front joyeux, l’air triomphant.
Un miracle ! Je ris, je pleure, je chancelle. –
Venez remercier sire Otbert, me dit-elle.
J’ai répondu : Courons remercier Otbert.
Nous avons traversé le vieux château désert…
RÉGINA, gaiement.
Et nous voici tous deux courant !
JOB, à Otbert.
Mais quel mystère ?
Ma Régina guérie !… Il ne faut rien me taire…
Comment donc as-tu fait pour la sauver ainsi ?
OTBERT.
C’est un philtre, un secret, qu’une esclave d’ici
M’a vendu.
JOB.
Cette esclave est libre ! je lui donne
Cent livres d’or, des champs, des vignes ! Je pardonne
Aux condamnés à mort dans ce burg gémissants !
J’accorde la franchise à mille paysans,
Au choix de Régina.
Il leur prend les mains.
J’ai le cœur plein de joie !
Les regardant avec tendresse.
Puis il suffit aussi que tous deux je vous voie !
Il fait quelques pas vers le devant du théâtre et semble tomber dans une profonde rêverie.
C’est vrai, je suis maudit, je suis seul, je suis vieux ! –
Je suis triste ! – Au donjon qu’habitent mes aïeux
Je me cache, et là, morne, assis, muet et sombre,
Je regarde pensif autour de moi dans l’ombre.
Hélas ! tout est bien noir. Je promène mes yeux
Au loin sur l’Allemagne, et n’y vois qu’envieux,
Tyrans, bourreaux, luttant de folie et de crime ;
Pauvre pays, poussé par cent bras vers l’abîme,
Qui va tomber, si Dieu ne fait sur son chemin
Passer quelque géant qui lui tende la main !
Mon pays me fait mal. Je regarde ma race,
Ma maison, mes enfants… – Haine, bassesse, audace !
Hatto contre Magnus ; Gorlois contre Hatto ;
Et déjà sous le loup grince le louveteau.
Ma race me fait peur. Je regarde en moi-même.
– Ma vie, ô Dieu ! – je tremble et mon front devient blême !
Tant chaque souvenir qu’évoque mon effroi
Prend un masque hideux en passant devant moi !
Oui, tout est noir. – Démons dans ma patrie en flamme,
Monstres dans ma famille et spectres dans mon âme ! –
Aussi, lorsqu’à la fin mon œil troublé, que suit
La triple vision de cette triple nuit,
Cherchant le jour et Dieu, lentement se relève,
J’ai besoin, en sortant de l’abîme où je rêve,
De vous voir près de moi comme deux purs rayons,
Comme au seuil de l’enfer deux apparitions,
Vous, enfants dont le front de tant de clarté brille,
Toi, jeune homme vaillant ; toi, douce jeune fille ;
Vous qui semblez, vers moi quand vos yeux sont tournés,
Deux anges indulgents sur Satan inclinés !
OTBERT, à part.
Hélas !
RÉGINA.
Ô monseigneur !
JOB.
Enfants ! que je vous serre
Tous les deux dans mes bras !
À Otbert, en le regardant entre les deux yeux avec tendresse.
Ton regard est sincère.
On sent en toi le preux fidèle à son serment,
Comme l’aigle au soleil et le fer à l’aimant.
Tout ce qu’il a promis, cet enfant l’exécute,
À Régina.
N’est-ce pas ?
RÉGINA.
Je lui dois la vie.
JOB.
Avant ma chute,
J’étais pareil à lui ! grave, pur, chaste et fier
Comme une vierge et comme une épée.
Il va à la fenêtre.
Ah ! cet air
Est doux, le ciel sourit et le soleil rassure.
Revenant à Régina et lui montrant Otbert.
Vois-tu, ma Régina, cette noble figure
Me rappelle un enfant, mon pauvre dernier-né.
Quand Dieu me le donna, je me crus pardonné.
Voilà vingt ans bientôt. – Un fils à ma vieillesse !
Quel don du ciel ! J’allais à son berceau sans cesse.
Même quand il dormait, je lui parlais souvent
Car quand on est très-vieux, on devient très-enfant.
Le soir sur mes genoux j’avais sa tête blonde… –
Je te parle d’un temps ! tu n’étais pas au monde.
– Il bégayait déjà les mots dont on sourit.
Il n’avait pas un an, il avait de l’esprit ;
Il me connaissait bien ! je ne peux pas te dire,
Il me riait ; et moi, quand je le voyais rire,
J’avais, pauvre vieillard, un soleil dans le cœur !
J’en voulais faire un brave, un vaillant, un vainqueur,
Je l’avais nommé George… – Un jour, – pensée amère ! –
Il jouait, dans les champs… – Oh ! quand tu seras mère,
Ne laisse pas jouer tes enfants loin de toi !
On me le prit. – Des juifs, une femme ! Pourquoi ?
Pour l’égorger, dit-on, dans leur sabbat. – Je pleure,
Je pleure après vingt ans comme à la première heure.
Hélas ! je l’aimais tant ! C’était mon petit roi.
J’étais fou, j’étais ivre, et je sentais en moi
Tout ce que sent une âme en qui le ciel s’épanche,
Quand ses petites mains touchaient ma barbe blanche !
– Je ne l’ai plus revu ! Jamais ! – Mon cœur se rompt !
À Otbert.
Il serait de ton âge. Il aurait ton beau front,
Il serait innocent comme toi. – Viens ! je t’aime.
Depuis quelques instants Guanhumara est entrée et observe du fond du théâtre sans être vue. – Job presse Otbert dans un étroit embrassement et pleure.
Parfois, en te voyant, je me dis : C’est lui-même !
Par un miracle étrange et charmant à la fois,
Tout en toi, ta candeur, ton air, tes yeux, ta voix,
En rappelant ce fils à mon âme affaiblie,
Fait que je m’en souviens et fait que je l’oublie.
Sois mon fils.
OTBERT.
Monseigneur !
JOB.
Sois mon fils. – Comprends-tu ?
Toi, brave enfant, épris d’honneur et de vertu,
Fils de rien, je le sais, et sans père ni mère,
Mais grand cœur, que remplit une grande chimère,
Sais-tu, quand je te dis : Jeune homme, sois mon fils !
Ce que je veux te dire et ce que je te dis ?
Je veux dire…
À Otbert et à Régina.
Écoutez.
… Que passer sa journée
Près d’un pauvre vieillard, face au tombeau tournée,
Du matin jusqu’au soir vivre comme en prison,
Quand on est belle fille et qu’on est beau garçon,
Ce serait odieux, affreux, contre nature,
Si l’on ne pouvait pas, dans cette chambre obscure,
Par-dessus le vieillard, qui s’aperçoit du jeu,
Se regarder parfois et se sourire un peu.
Je dis que le vieillard en a l’âme attendrie,
Que je vois bien qu’on s’aime – et que je vous marie !
RÉGIRA, éperdue de joie.
Ciel !
JOB, à Régina.
Je veux achever ta guérison, moi !
OTBERT.
Quoi ?
JOB, à Régina.
Ta mère était ma nièce et t’a léguée à moi.
Elle est morte. – Et j’ai vu, comme elle, disparaître,
Hélas ! sept de mes fils, les plus vaillants peut-être,
Georges, mon doux enfant, envolé pour jamais,
Et ma dernière femme, et tout ce que j’aimais !
C’est la peine imposée à ceux qui longtemps vivent,
De voir sans cesse, ainsi que les mois qui se suivent,
Les deuils se succéder de saison en saison,
Et les vêtements noirs entrer dans la maison !
– Toi, du moins, sois heureuse ! – Enfants, je vous marie !
Hatto te briserait, ma pauvre fleur chérie !
Quand ta mère mourut, je lui dis : – Meurs en paix ;
Ta fille est mon enfant ; et, s’il le faut jamais,
Je donnerai mon sang pour elle ! –
RÉGINA.
Ô mon bon père !
JOB.
Je l’ai juré !
À Otbert.
Toi, fils, va, grandis ! fais la guerre.
Tu n’as rien ; mais pour dot je te donne mon fief
De Kammerberg, mouvant de ma tour d’Heppenheff.
Marche comme ont marché Nemrod, César, Pompée !
J’ai deux mères, vois-tu, ma mère et mon épée.
Je suis bâtard d’un comte, et légitime fils
De mes exploits. Il faut faire comme je fis.
À part.
Hélas ! au crime près !
Haut.
Mon enfant ! sois honnête
Et brave. Dès longtemps j’arrange dans ma tête
Ce mariage-là. Certe, on peut allier
Le franc-archer Otbert à Job, franc chevalier !
Tu t’étais dit : – Toujours je serai, quelle honte !
Le chien du vieux lion, le page du vieux comte.
Captif, tant qu’il vivra, près de lui ! – Sur ma foi,
Je t’aime, mon enfant, mais pour toi, non pour moi.
Oh ! les vieux ne sont pas si méchants qu’on le pense !
Voyons, arrangeons tout. Je crains Hatto. Silence !
Pas de rupture ici. L’on joûrait du couteau.
Baissant la voix.
Mon donjon communique aux fossés du château.
J’en ai les clefs. Otbert, ce soir, sous bonne garde,
Vous partirez tous deux.
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