J’ai crié ce seul mot : Mon enfant enlevé !

Figurez-vous, je suis tombé sur le pavé !

Pauvre enfant ! Quand j’y pense ! il courait dans les roses,

Il jouait ! – N’est-ce pas, ce sont là de ces choses

Qui torturent ? jugez si j’ai souffert ! – Eh bien !

Ne fais pas un forfait plus affreux que le mien !

Ne souille pas cette âme encor pure et divine !

Oh ! Si tu sens un cœur battre dans ta poitrine !…

GUANHUMARA.

Un cœur ? Je n’en ai plus. Tu me l’as arraché.

JOB.

Oui, je veux bien mourir, dans ce tombeau couché, –

– Pas de sa main ! –

GUANHUMARA.

Le frère ici tua le frère,

Le fils ici tûra le père.

JOB, à genoux, les mains jointes, se traînant aux pieds de Guanhumara.

À ma misère

Accorde une autre mort. Je t’en prie !

GUANHUMARA.

Ah ! maudit !

Je te priais aussi, je te l’ai déjà dit,

À genoux, le sein nu, folle et désespérée.

Te souviens-tu qu’enfin, me levant égarée,

Je criai : – Je suis Corse ! – et je te menaçai ?

Alors, tout en jetant ta victime au fossé,

Me repoussant du pied avec un rire étrange,

Tu me dis ! Venge-toi si tu peux ! Je me venge !

JOB, toujours à genoux.

Mon fils ne t’a rien fait ! Grâce ! Je pleure ! Voi !

Songe que je t’aimais ! J’étais jaloux !

GUANHUMARA.

Tais-toi !

Levant les yeux au ciel.

C’est une chose impie entre tant d’autres crimes

Que le couple effrayant, perdu dans les abîmes,

Qui parle en ce tombeau d’épouvante entouré,

Ose encor prononcer, amour, ton nom sacré !

À Job.

Eh bien ! j’aimais aussi, moi, dont le cœur est vide !

Rends-moi mon Donato ! rends-le-moi, fratricide !

JOB, se levant avec une résignation sombre.

Otbert sait-il qu’il doit tuer son père ?

GUANHUMARA.

Non.

Pour sauver Régina, sans savoir ton vrai nom,

Il frappera dans l’ombre.

JOB.

Otbert ! nuit lamentable !

GUANHUMARA.

Il sait, comme un bourreau, qu’il punit un coupable.

Rien de plus. – Meurs voilé, tais-toi, ne parle pas,

Si tu veux, j’y consens.

Elle détache son voile et le lui jette.

JOB, saisissant le voile.

Merci !

GUANHUMARA.

J’entends un pas.

Recommande ton âme à Dieu. – C’est lui. – Je rentre.

J’entendrai tout. Je tiens Régina dans mon antre.

Hâtez-vous d’en finir tous les deux.

Elle sort par le fond à gauche, du côté où ont disparu les porteurs du cercueil.

JOB, tombant à genoux près du banc de pierre.

Juste Dieu !

Il se couvre la tête du voile noir et demeure agenouillé, immobile dans l’attitude de la prière. Entre par la galerie à droite un homme vêtu de noir et masqué comme les deux précédents, portant une torche. Il fait signe d’entrer à quelqu’un qui le suit. C’est Otbert, Otbert, pâle, égaré, éperdu. Au moment où Otbert entre, et pendant qu’il parle, Job ne fait pas un mouvement. Dès qu’Otbert est entré, l’homme masqué disparaît.

SCÈNE III.

 

JOB, OTBERT.

 

OTBERT.

Où m’avez-vous conduit ? Quel est ce sombre lieu ?

Regardant autour de lui.

Mais quoi ! l’homme masqué n’est plus là ? Ciel ! où suis-je ?

Serait-ce ici ? – Déjà ! – Je frissonne ! Un vertige

Me prend.

Apercevant Job.

Que vois-je là dans l’ombre ? Oh ! rien ; souvent

Il se dirige vers Job dans les ténèbres.

La nuit nous trompe…

Il pose sa main sur la tête de Job.

Dieu ! c’est un être vivant !

Job demeure immobile.

Ciel ! je me sens glacé par la sueur du crime.

Est-ce ici l’échafaud ? Est-ce là la victime ? –

Triste Fosco, qu’il faut que je frappe aujourd’hui,

Est-ce vous ? répondez !… – Il ne dit rien, c’est lui !

– Oh ! qui que vous soyez, parlez-moi, je m’abhorre ;

Je ne vous en veux pas, j’ignore tout, j’ignore

Pourquoi vous demeurez immobile, et pourquoi

Vous ne vous dressez pas terrible devant moi !

Je vous suis inconnu comme pour moi vous l’êtes.

Mais sentez-vous qu’au moins mes mains n’étaient pas faites

Pour cela ? Sentez-vous que je suis l’instrument

D’une affreuse vengeance et d’un noir châtiment ?

Savez-vous qu’un linceul qui traîne en ces ténèbres

Embarrasse mes pieds, pris dans ses plis funèbres ?

Dites, connaissez-vous Régina, mon amour,

Cet ange dont le front dans mon cœur fait le jour ?

Elle est là, voyez-vous, d’un suaire vêtue,

Morte si je faiblis, vivante si je tue !

– Ayez pitié de moi, vieillard ! – Oh ! parlez-moi !

Dites que vous voyez mon trouble et mon effroi,

Que vous me pardonnez votre horrible martyre !

Oh ! que j’entende au moins votre voix me le dire !

Un seul mot de pardon, vieillard ! mon cœur se fend !

Rien qu’un seul mot !

JOB, se levant et jetant son voile.

Otbert ! mon Otbert ! mon enfant !

OTBERT.

Sire Job !

JOB, le prenant dans ses bras avec emportement.

Non, vers lui tout mon être s’élance !

C’est trop me torturer par cet affreux silence !

Je ne suis qu’un vieillard faible, en pleurs, terrassé,

Je ne peux pas mourir sans l’avoir embrassé !

Viens sur mon cœur !

Il couvre le visage d’Otbert de larmes et de baisers.

Enfant, laisse, que je te voie.

Tu ne le croirais pas, quoique j’aie eu la joie

De te voir tous les jours depuis plus de six mois,

Je ne t’ai pas bien vu…

Il le regarde avec des yeux enivrés.

C’est la première fois !

– Un jeune homme à vingt ans, que c’est beau ! – Que je baise

Ton front pur ! Laisse-moi te contempler à l’aise !

– Tu parlais tout à l’heure, et moi, je me taisais. –

Tu ne sais pas toi-même à quel point tu disais

Des choses qui m’allaient remuer les entrailles.

Otbert, tu trouveras pendue à mes murailles

Ma grande épée à main ; je te la donne, enfant !

Mon casque, mon pennon, tant de fois triomphant,

Sont à toi. Je voudrais que tu pusses toi-même

Lire au fond de mon cœur pour voir combien je t’aime !

Je te bénis. – Mon Dieu ! Donnez-lui tous vos biens,

De longs jours comme à moi, moins sombres que les miens !

Faites qu’il ait un sort calme, illustre et prospère ;

Et que des fils nombreux, pieux comme leur père,

Soutiennent, pleins d’amour, ses pas fiers et tremblants,

Quand ses beaux cheveux noirs seront des cheveux blancs !

OTBERT.

Monseigneur !

JOB, lui imposant les mains.

Je bénis cet enfant, cieux et terre,

Dans tout ce qu’il a fait, dans tout ce qu’il doit faire !

Sois heureux ! – Maintenant, Otbert, écoute et voi,

Vois, je ne suis plus père, et je ne suis plus roi ;

Ma famille est captive et ma tour est tombée ;

J’ai dû livrer mes fils ; j’ai, la tête courbée,

Dû sauver l’Allemagne, oui, – mais je dois mourir.

Or, ma main tremble. Il faut m’aider, me secourir…

Il tire du fourreau le poignard qu’Otbert porte à sa ceinture et le lui présente.

C’est de toi que j’attends ce service suprême.

OTBERT, épouvanté.

De moi ! mais savez-vous que je cherche, ici même,

Quelqu’un…

JOB.

Fosco ! c’est moi.

OTBERT.

Vous !

Reculant et promenant ses yeux dans l’ombre autour de lui.

Qui que vous soyez,

Spectre qui m’entourez, démons qui me voyez,

C’est lui ! c’est le vieillard que j’honore et que j’aime !

Prenez pitié de nous dans ce moment suprême !

– Tout se tait ! – Oh ! mon Dieu ! c’est Job ! comble d’effroi !

Avec désespoir et solennité.

Jamais je ne pourrai lever la main sur toi,

Ô vieillard ! demi-dieu du Rhin ! tête sacrée !

JOB.

Mon Otbert ! du sépulcre aplanis-moi l’entrée.

Faut-il te dire tout ? Je suis un criminel.

Ton épouse en ce monde et ta sœur dans le ciel,

Elle est là ! Régina, pâle, glacée et belle.

Celle à qui tu promis de faire tout pour elle,

De la sauver toujours, car l’amour est vertu,

Quand tu devrais, au seuil du tombeau, disais-tu,

Rencontrer le démon ouvrant l’abîme en flamme,

Et lui payer cet ange en lui livrant ton âme !

La mort la tient ! la mort lève son bras maudit,

Dont l’ombre, à chaque instant autour d’elle grandit !

Sauve-la !

OTBERT, égaré.

Vous croyez qu’il faut que je la sauve ?

JOB.

Peux-tu donc hésiter ? D’un côté, moi, front chauve,

Vieux damné, qu’à finir tout semble convier,

Moins héros que brigand, moins aigle qu’épervier,

Moi, dont souvent la vie impure et sanguinaire

À fait aux pieds de Dieu murmurer le tonnerre !

Moi, vieillesse, ennui, crime ! et, de l’autre côté,

Innocence, vertu, jeunesse, amour, beauté !

Une femme qui t’aime ! un enfant qui t’implore !

Ô l’insensé ! qui doute et qui balance encore

Entre un haillon souillé, sans pourpre et sans honneur,

Et la robe de lin d’un ange du Seigneur !

Elle veut vivre et moi mourir ! – Quoi ! tu balances !

Quand tu peux d’un seul coup faire deux délivrances ?

Si tu nous aimes !…

OTBERT.

Dieu !

JOB.

Délivre-nous tous deux !

Frappe ! – Pour le guérir d’un ulcère hideux,

Saint Sigismond tua Boleslas. Qui l’en blâme ?

Mon Otbert ! le remords, c’est l’ulcère de l’âme.

Guéris-moi du remords !

OTBERT, prenant le couteau.

Eh bien !…

Il s’arrête.

JOB.

Qui te retient ?

OTBERT, remettant le poignard au fourreau.

Savez-vous une idée affreuse qui me vient ? –

Vous eûtes un enfant qu’une femme bohème

Vola. – Vous l’avez dit ce matin. – Mais, moi-même

Une femme me prit tout enfant. Nous voyons

Se faire en ce temps-ci d’étranges actions !

– Si j’étais cet enfant ? Si vous étiez mon père ?

JOB, à part.

Dieu !

Haut.

La douleur, Otbert, t’égare et t’exaspère.

Tu n’es pas cet enfant ! Je te le dis !

OTBERT.

Pourtant,

Souvent vous m’appelez mon fils !

JOB.

Je t’aime tant !

C’est l’habitude ; et puis, c’est le mot le plus tendre.

OTBERT.

Je sens là quelque chose…

JOB.

Oh ! non !

OTBERT.

Je crois entendre

Une voix qui me dit…

JOB.

C’est une voix qui ment.

OTBERT.

Monseigneur ! monseigneur ! si j’étais votre enfant !

JOB.

Mais ne va pas au moins croire cela, par grâce !

J’eus la preuve… – Ô mon Dieu ! que faut-il que je fasse !

Que des Juifs ont tué l’enfant dans un festin.

Son cadavre me fut rapporté. Ce matin

Je te l’ai dit.

OTBERT.

Non.

JOB.

Si, rappelle ta mémoire.

Non, tu n’es pas mon fils, Otbert ! tu dois m’en croire.

Sans les preuves que j’ai, c’est vrai, je conviens, moi,

Que l’idée aurait pu m’en venir comme à toi !

– Certe ! un enfant que vole une main inconnue… –

Je suis même content qu’elle te soit venue

Pour pouvoir à jamais l’arracher de ton cœur !

Si, quand je serai mort, quelqu’un, quelque imposteur.

Te disait, pour troubler la paix de ta pauvre âme,

Que Job était ton père… Oh ! ce serait infâme !

N’en crois rien ! Tu n’es pas mon fils, non, mon Otbert !

Vois-tu, quand on est vieux, le souvenir se perd ;

Mais la nuit du sabbat, tu le sais, on égorge

Un enfant. C’est ainsi qu’on a tué mon George.

Des Juifs. J’en eus la preuve. Otbert ! rassure-toi,

Sois tranquille, mon fils ! – Eh bien, encore ! Voi,

Je t’appelle mon fils. Tu vois bien. L’habitude !

Mon Dieu ! crois-moi, la lutte à mon âge est bien rude,

Ne garde pas de doute, obéis-moi sans peur !

Vois, je baise ton front, je presse sur mon cœur

Ta main qui va frapper et qui restera pure !

Toi, mon fils ! – Ne fais pas ce rêve ! – Je te jure…

– Mais voyons, réfléchis, toi qui penses beaucoup

Toi qui trouves toujours le côté vrai de tout,

Je me prêterais donc à ce mystère horrible ?

Il faudrait supposer…, Est-ce que c’est possible !

– Enfin, j’en suis bien sûr, puisque je te le dis ! –

Otbert, mon bien-aimé, non, tu n’es pas mon fils !

LA VOIX, dans l’ombre.

Régina ne peut plus attendre qu’un quart d’heure.

OTBERT.

Régina !

JOB.

Malheureux ! tu veux donc qu’elle meure ?

OTBERT.

Dieu puissant ! Aussi, moi, mon Dieu ! j’ai trop lutté !

Je me sens ivre et fou ! Dans ce lieu détesté,

Où les crimes anciens aux nouveaux se confrontent,

Les miasmes du meurtre à la tête me montent !

L’air qu’ici l’on respire est un air malfaisant.

Égaré.

Est-ce que ce vieux mur veut boire encor du sang ?

JOB, lui remettant le couteau dans la main.

Oui !

OTBERT.

Ne me poussez pas !

JOB.

Viens !

OTBERT.

Je glisse dans l’abîme !

Je ne me retiens plus qu’à peine aux bords du crime.

Je sens qu’en ce moment je puis faire un grand pas,

Faire une chose horrible !… – Oh ! ne me poussez pas !

JOB.

Donc sauve l’innocent et punis le coupable !

OTBERT, prenant le couteau.

Mais ne voyez-vous pas que j’en serais capable !

Savez-vous que je n’ai qu’à demi ma raison ?

Qu’ils m’ont fait boire là je ne sais quel poison,

Eux, ces spectres masqués, pour me rendre la force ?

Que ce poison m’a mis au cœur une âme corse ?

Que je sens Régina qui se meurt ? et qu’enfin

La louve est là dans l’ombre et la tigresse a faim !

JOB.

Il est temps ! il est temps que mon crime s’expie,

Donato m’implorait ici. Je fus impie.

Otbert, sois sans pitié comme je fus sans cœur !

Je suis le vieux Satan, sois l’archange vainqueur !

OTBERT, levant le couteau.

De ma main, malgré moi, Dieu ! le meurtre s’échappe !

JOB, à genoux devant lui.

Vois quel monstre je suis ! Je le poignardai ! Frappe !

Je le tuai ! c’était mon frère !

Otbert, comme fou et hors de lui, lève le couteau. Il va frapper. Quelqu’un lui arrête le bras. Il se retourne et reconnaît l’empereur.

SCÈNE IV.

 

Les Mêmes, L’EMPEREUR, puis GUANHUMARA, puis RÉGINA.

 

L’EMPEREUR.

C’était moi !

Otbert laisse tomber le poignard.