Job se lève et considère l’empereur. Guanhumara avance la tête derrière le pilier à gauche et regarde.
JOB, à l’empereur.
Vous !
OTBERT.
L’empereur !
L’EMPEREUR, à Job.
Le duc, notre père et ton roi,
M’avait caché chez toi. Dans quel but ? Je l’ignore.
JOB.
Vous, mon frère !
L’EMPEREUR.
Sanglant, mais respirant encore,
Tu me tins suspendu hors des barreaux de fer,
Et tu me dis : À toi la tombe ! à moi l’enfer !
Seul, j’entendis ces mots prononcés sur l’abîme.
Puis je tombai.
JOB, joignant les mains.
C’est vrai ! le ciel trompa mon crime !
L’EMPEREUR.
Des pâtres m’ont sauvé.
JOB, tombant aux pieds de l’empereur.
Je suis à tes genoux !
Punis-moi ! venge-toi !
L’EMPEREUR.
Mon frère ! embrassons-nous !
Qu’a-t-on de mieux à faire aux portes de la tombe ?
Je te pardonne !
Il le relève et l’embrasse.
JOB.
Ô Dieu puissant !
GUANHUMARA, faisant un pas.
Le poignard tombe ;
Donato vit ! Je puis expirer à ses pieds.
Reprenez tous ici tout ce que vous aimiez,
Tout ce qu’avait saisi ma main froide et jalouse.
À Job.
Toi, ton fils George !
À Otbert.
Et toi, Régina, ton épouse !
Elle fait un signe. Régina, vêtue de blanc, apparaît au fond de la galerie à gauche, chancelante, soutenue par les deux hommes masqués et comme éblouie. Elle aperçoit Otbert et vient tomber dans ses bras avec un grand cri.
RÉGINA.
Ciel !
Otbert, Régina et Job se tiennent éperdument embrassés.
OTBERT.
Régina ! mon père !
JOB, les yeux au ciel.
Ô Dieu !
GUANHUMARA, au fond du théâtre.
Moi, je mourrai !
Sépulcre, reprends-moi !
Elle porte une fiole à ses lèvres. L’empereur va vivement à elle.
L’EMPEREUR.
Que fais-tu ?
GUANHUMARA.
J’ai juré
Que ce cercueil d’ici ne sortirait pas vide.
L’EMPEREUR.
Ginevra !
GUANHUMARA, tombant aux pieds de l’empereur.
Donato ! ce poison est rapide…
Adieu !{5}
Elle meurt.
L’EMPEREUR, se relevant.
Je pars aussi ! – Job, règne sur le Rhin !
JOB.
Restez, sire.
L’EMPEREUR.
Je lègue au monde un souverain.
Tout à l’heure là-haut le héraut de l’empire
Vient d’annoncer qu’enfin les princes ont à Spire
Élu mon petit-fils Frédéric, empereur.
C’est un vrai sage, pur de haine, exempt d’erreur.
Je lui laisse le trône et rentre aux solitudes.
Adieu ! Vivez, régnez, souffrez. Les temps sont rudes.
Job, avant de mourir, courbé devant la croix,
J’ai voulu seulement, une dernière fois,
Étendre cette main suprême et tutélaire
Comme roi sur mon peuple, et sur toi comme frère,
Quel qu’ait été le sort, quand l’heure va sonner,
Heureux qui peut bénir !
Tous tombent à genoux sous la bénédiction de l’empereur.
JOB, lui prenant la main et la baisant.
Grand qui sait pardonner !
FIN DES BURGRAVES
LE POÈTE
Suis Barberousse, ô Job ! Frères, allez tout seuls.
De vos manteaux de rois faites-vous deux linceuls.
Ensemble, l’un sur l’autre appuyant votre marche,
De la vieille Allemagne emportez tous deux l’arche !
Ô colosses ! le monde est trop petit pour vous.
Toi, solitude, aux bruits profonds, tristes et doux,
Laisse les deux géants s’enfoncer dans ton ombre !
Et que toute la terre, en ta nuit calme et sombre,
Regarde avec respect, et presque avec terreur,
Entrer le grand burgrave et le grand empereur !
NOTES
Note (A)
La scène des esclaves, qui forme l’exposition de cet ouvrage, ne contient pas, il est aisé de s’en convaincre à la lecture, un détail qui ne soit essentiel. Cependant, à la représentation, quelques abréviations peuvent, dans les premiers temps du moins, sembler utiles. Nous croyons donc devoir donner ici, pour ceux de messieurs les directeurs de province qui voudraient monter les Burgraves, la scène des esclaves telle qu’elle est jouée au Théâtre-Français :
SCÈNE II.
LES ESCLAVES.
Haquin et Jossius entrent ensemble, et semblent continuer une conversation déjà commencée. Les autres les suivent à pas lents.
JOSSIUS.
C’est dans ces guerres-là que Barberousse un jour,
Masqué, mais couronné, seul, au pied d’une tour,
Lutta contre un bandit qui, forcé dans son bouge,
Lui brûla le bras droit d’un trèfle de fer rouge,
Si bien que l’empereur dit au comte d’Arau :
– Je le lui ferai rendre, ami, par le bourreau.
GONDICARIUS.
Cet homme fut-il pris ?
JOSSIUS.
Non, il se fit passage.
Sa visière empêcha qu’on ne vit son visage,
Ils passent.
TEUDON, sur le devant du théâtre.
C’est l’heure du repos ! – Enfin ! – Oh ! je suis las.
KUNZ, agitant sa chaîne.
Quoi ! j’étais libre et riche, et maintenant !
GONDICARIUS, adossé à un pilier.
Hélas !
CYNULFUS, à Swan, montrant Guanhumara.
Je voudrais bien savoir qui cette femme épie.
SWAN.
L’autre mois, par les gens du burg, engeance impie,
Elle fut prise avec des marchands de Saint-Gall.
Je ne sais rien de plus.
CYNULFUS.
Oh ! cela m’est égal ;
Mais tandis qu’on nous lie, on la laisse libre, elle !
SWAN.
Elle a guéri Hatto d’une fièvre mortelle,
L’aîné des petits-fils.
HAQUIN.
Le burgrave Rollon,
L’autre jour fut mordu d’un serpent au talon ;
Elle l’a guéri.
CYNULFUS.
Vrai ?
HAQUIN.
Je crois, sur ma parole,
Que c’est une sorcière !
HERMANN.
Ah bah ! c’est une folle.
SWAN.
Elle a mille secrets. Elle a guéri, ma foi,
Non-seulement Rollon et Hatto, mais Éloi,
Knüd, Azzo, ces lépreux que fuyait tout le monde.
TEUDON, assis sur les degrés du vieux donjon.
Cette femme travaille à quelque œuvre profonde.
Elle a, soyez-en sûrs, de noirs projets noués
Avec ces trois lépreux qui lui sont dévoués.
Partout, dans tous les coins, ensemble on les retrouve.
Ce sont comme trois chiens qui suivent cette louve.
HAQUIN.
Hier, au cimetière, au logis des lépreux,
Ils étaient tous les quatre, et travaillaient entre eux.
Eux, faisaient un cercueil et clouaient sur des planches ;
Elle, agitait un vase en relevant ses manches,
Chantait bas, comme on chante aux enfants qu’on endort,
Et composait un philtre avec des os de mort.
KUNZ.
Ici dans les caveaux ils ont quelque cachette.
J’ai vu les trois lépreux et la vieille sachette
S’enfoncer sous un mur près du Caveau Perdu.
J’en suis sûr.
HERMANN.
Ces lépreux servent, et c’est bien dû,
Celle qui les guérit. Rien de plus simple, en somme.
SWAN.
Mais, au lieu des lépreux, de Hatto, méchant homme ;
Kunz, celle qu’il faudrait guérir dans ce château,
C’est cette douce enfant, fiancée à Hatto,
La nièce du vieux Job.
KUNZ.
Régina ! Dieu l’assiste !
Celle-là, c’est un ange.
HERMANN.
Elle se meurt.
KUNZ.
C’est triste.
Oui, l’horreur pour Hatto, l’ennui, poids étouffant,
La tue. Elle s’en va chaque jour.
TEUDON.
Pauvre enfant !
Guanhumara reparaît au fond du théâtre, qu’elle traverse.
HAQUIN, la montrant.
Elle encor !
GONDICARIUS.
Maudit soit ce burg !
TEUDON.
Paix ! je te prie.
GONDICARIUS.
Mais jamais on ne vient dans cette galerie ;
Nos maîtres sont en fête, et nous sommes loin d’eux ;
On ne peut nous entendre.
TEUDON, désignant la porte du donjon.
Ils sont là tous les deux !
GONDICARIUS.
Qui ?
TEUDON.
Les vieillards. Le père et le fils. Paix ! vous dis-je ;
Excepté, – je le tiens de la nourrice Edwige. –
Madame Régina, qui vient près d’eux prier ;
Excepté cet Otbert, ce jeune aventurier,
Arrivé l’an passé, bien qu’encor fort novice,
Au château d’Heppenheff pour y prendre service,
Et que l’aïeul, puni dans sa postérité,
Aime pour sa jeunesse et pour sa loyauté, –
Nul n’ouvre cette porte et personne ici n’entre.
Le vieil homme de proie est là seul dans son antre.
Naguère au monde entier il jetait ses défis,
Vingt comtes et vingt ducs, ses fils, ses petits-fils,
Cinq générations dont la montagne est l’arche,
Entouraient comme un roi ce bandit patriarche.
Mais l’âge enfin le brise. Il se tient à l’écart.
Il est là, seul, assis sous un dais de brocart.
Son fils, le vieux Magnus, debout, lui tient sa lance.
Durant des mois entiers il garde le silence ;
Et la nuit on le voit entrer, pâle, accablé,
Dans un couloir secret dont seul il a la clé.
Où va-t-il ?
SWAN.
Ce vieillard a des peines étranges.
HAQUIN.
Ses fils pèsent sur lui comme les mauvais anges.
KUNZ.
Ce n’est pas vainement qu’il est maudit.
GONDICARIUS.
Tant mieux !
SWAN.
Il eut un dernier fils étant déjà fort vieux.
Il aimait cet enfant. Dieu fit ainsi le monde ;
Toujours la barbe grise aime la tête blonde.
À peine âgé d’un an, cet enfant fut volé…
KUNZ.
Par une égyptienne.
HAQUIN.
Au bord d’un champ de blé.
SWAN, à Kunz.
As-tu remarqué, fils, au bas de la tour ronde,
Au-dessus du torrent qui dans le ravin gronde,
Une fenêtre étroite, à pic sur les fossés,
Où l’on voit trois barreaux tordus et défoncés ?
KUNZ.
C’est le Caveau Perdu. J’en parlais tout à l’heure.
HAQUIN.
Un gîte sombre. On dit qu’un fantôme y demeure.
HERMANN.
Bah !
GYNULFUS.
L’on dirait qu’au mur jadis le sang coula.
KUNZ.
Le certain, c’est que nul ne saurait entrer là.
Le secret de l’entrée est perdu. La fenêtre
Est tout ce qu’on en voit. Nul vivant n’y pénètre.
SWAN.
Eh bien ! le soir, je vais à l’angle du rocher,
Et là, toutes les nuits, j’entends quelqu’un marcher !
KUNZ, avec une sorte d’effroi.
Êtes-vous sûr ?
SWAN.
Très-sûr.
TEUDON.
Kunz, brisons là. Nous taire
Serait prudent.
HAQUIN.
Ce burg est plein d’un noir mystère.
J’écoute tout ici, car tout me fait rêver.
TEUDON.
Parlons d’autre chose, hein ? ce qui doit arriver.
Dieu seul le voit.
Il se retourne vers un groupe qui n’a pas encore pris part à ce qui se passe sur le devant de la scène, et qui paraît fort attentif à ce que dit un jeune étudiant.
Tiens, Karl, finis-nous ton histoire.
KARL.
Oui. Mais n’oubliez point que le fait est notoire,
Que c’est le mois dernier que l’aventure eut lieu,
Et qu’il s’est écoulé…
Cherchant dans sa mémoire.
près de vingt ans, pardieu !
Depuis que Barberousse est mort à la croisade.
HERMANN.
Soit. Ton Max était donc dans un lieu fort maussade !…
KARL.
Un lieu lugubre, Hermann. Un endroit redouté.
Un essaim de corbeaux, sinistre, épouvanté,
Tourne éternellement autour de la montagne.
Le soir, leurs cris affreux, lorsque l’ombre les gagne,
Font fuir jusqu’à Lautern le chasseur hasardeux.
Des gouttes d’eau, du front de ce rocher hideux,
Tombaient, comme les pleurs d’un visage terrible.
Une caverne sombre et d’une forme horrible
S’ouvrait dans le ravin. Le comte Max Edmond
Ne craignit pas d’entrer dans la nuit du vieux mont.
Il s’aventura donc sous ces grottes funèbres.
Il marchait. Un jour blême éclairait les ténèbres.
Soudain, sous une voûte au fond du souterrain,
Il vit dans l’ombre, assis sur un fauteuil d’airain,
Les pieds enveloppés dans les plis de sa robe,
Ayant le sceptre à droite, à gauche ayant le globe,
Un vieillard effrayant, immobile, incliné,
Ceint du glaive, vêtu de pourpre, et couronné.
Sur une table faite avec un bloc de lave.
Cet homme s’accoudait. Bien que Max soit très-brave
Et qu’il ait guerroyé sous Jean le Bataillard,
Il se sentit pâlir devant ce grand vieillard
Presque enfoui sous l’herbe, et le lierre, et la mousse,
Car c’était l’empereur Frédéric Barberousse !
Il dormait, – d’un sommeil farouche et surprenant.
Sa barbe, d’or jadis, de neige maintenant.
Se répandait à flots sur la table de pierre ;
Ses longs cils blancs fermaient sa pesante paupière ;
Un cœur percé saignait sur son écu vermeil.
Par moments, inquiet, à travers son sommeil,
Il portait vaguement la main à son épée.
De quel rêve cette âme était-elle occupée ?
Dieu le sait.
HERMANN.
Est-ce tout ?
KARL.
Non, écoutez encor.
Aux pas du comte Max dans le noir corridor,
L’homme s’est réveillé ; sa tête morne et chauve
S’est dressée, et, fixant sur Max un regard fauve,
Il a dit, en rouvrant ses yeux lourds et voilés :
– Chevalier, les corbeaux se sont-ils envolés ?
Le comte Max Edmond a répondu : – Non, sire.
À ce mot, le vieillard a laissé sans rien dire
Retomber son front pâle, et Max, plein de terreur,
À vu se rendormir le fantôme empereur !
HERMANN, éclatant de rire.
Le conte est beau !
HAQUIN, à Karl.
S’il faut croire la renommée,
Frédéric s’est noyé devant toute l’armée
Dans le Cydnus.
HERMANN.
C’est sûr.
KARL.
Cela ne prouve pas
Que son spectre n’est point dans le val du Malpas.
SWAN.
Moi ! l’on m’a dit, – la fable est un champ sans limite ! –
Qu’échappé par miracle il s’était fait ermite.
Et qu’il vivait encor.
GONDICARIUS.
Plût au ciel ! et qu’il vint
Délivrer l’Allemagne avant douze cent vingt ;
Fatale année, où doit, dit-on, crouler l’Empire !
SWAN.
Déjà de toutes parts notre grandeur expire.
KUNZ.
Mais, hélas ! Barberousse est mort, – bien mort, Suénon !
SWAN, à Jossius.
A-t-on dans le Cydnus retrouvé son corps ?
JOSSIUS.
Non.
Les flots l’ont emporté.
TEUDON.
Swan, as-tu connaissance
De la prédiction qu’on fit à sa naissance ?
– « Cet enfant, dont le monde un jour suivra les lois,
« Deux fois sera cru mort et revivra deux fois. » –
Or, la prédiction, qu’on raille ou qu’on oublie.
Une première fois semble s’être accomplie.
HERMANN.
Barberousse est l’objet de cent contes.
TEUDON.
Je dis
Ce que je sais. J’ai vu, vers l’an quatre-vingt-dix,
À Prague, à l’hôpital, dans une casemate,
Un certain Sfrondati, gentilhomme dalmate,
Fort vieux, et qu’on disait privé de sa raison.
Cet homme racontait tout haut dans sa prison,
Qu’étant jeune, à cet âge où tout hasard nous pousse,
Chez le duc Frédéric, père de Barberousse,
Il était écuyer.
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