Le duc fut consterné
De la prédiction faite à son nouveau-né.
De plus, l’enfant croissait pour une double guerre ;
Gibelin par son père et guelfe par sa mère,
Les deux partis pouvaient le réclamer un jour.
Le père l’éleva d’abord dans une tour,
Loin de tous les regards, et le tint invisible,
Comme pour le cacher au sort le plus possible.
Il chercha même encore un autre abri plus tard.
D’une fille très-noble il avait un bâtard
Qui, né dans la montagne, ignorait que son père
Était duc de Souabe et comte de Bavière,
Et ne le connaissait que sous le nom d’Othon.
Le bon duc se cachait de ce fils-là, dit-on,
De peur que le bâtard ne voulût être prince,
Et d’un coin du duché se faire une province.
Le bâtard par sa mère avait, fort près du Rhin,
Un burg dont il était burgrave et suzerain,
Un château de bandit, un nid d’aigle, un repaire.
L’asile parut bon et sûr au pauvre père.
Il vint voir le burgrave, et, l’ayant embrassé,
Lui confia l’enfant sous un nom supposé,
Lui disant seulement : Mon fils, voilà ton frère !
Puis il partit. – Au sort nul ne peut se soustraire.
Certes, le duc croyait son fils et son secret
Bien gardés, car l’enfant lui-même s’ignorait. –
Le jeune Barberousse, ainsi recouvert d’ombre,
Atteignit ses vingt ans. Or, – ceci devient sombre. –
Un jour, dans un hallier, au pied d’un roc, au bord
D’un torrent qui baignait les murs d’un château fort,
Des pâtres qui passaient trouvèrent à l’aurore
Deux corps sanglants et nus qui palpitaient encore,
Deux hommes poignardés dans le château sans bruit,
Puis jetés à l’abîme, au torrent, à la nuit,
Et qui n’étaient pas morts. Un miracle ! vous dis-je.
Ces deux hommes, que Dieu sauvait par un prodige,
C’était le Barberousse avec son compagnon,
Ce même Sfrondati, qui seul savait son nom.
On les guérit tous deux. Puis, dans un grand mystère,
Sfrondati ramena le jeune homme à son père,
Qui pour paîment fit mettre au cachot Sfrondati.
Le duc garda son fils, c’était le bon parti,
Et n’eut plus qu’une idée, étouffer cette affaire.
Jamais il ne revit son bâtard. Quand ce père
Sentit sa mort prochaine, il appela son fils.
Et lui fit à genoux baiser un crucifix.
Barberousse, incliné sur ce lit funéraire,
Jura de ne se point révéler à son frère,
Et de ne s’en venger, s’il était encor temps,
Que le jour où ce frère atteindrait ses cent ans.
– C’est-à-dire jamais ; quoique Dieu soit le maître ! –
Si bien que le bâtard sera mort sans connaître
Que son père était duc et son frère empereur.
Sfrondati pâlissait d’épouvante et d’horreur
Quand on voulait sonder ce secret de famille.
Les deux frères aimaient tous deux la même fille ;
L’aîné se crut trahi, tua l’autre, et vendit
La fille à je ne sais quel horrible bandit,
Qui, la liant au joug sans pitié, comme un homme,
L’attelait aux bateaux qui vont d’Ostie à Rome.
Quel destin ! – Sfrondati disait : C’est oublié !
Du reste, en son esprit tout s’était délié.
Rien ne surnageait plus dans la nuit de son âme ;
Ni le nom du bâtard, ni le nom de la femme.
Il ne savait comment. Il ne pouvait dire où. –
J’ai vu cet homme à Prague enfermé comme fou.
Il est mort maintenant.
HERMANN.
Tu conclus ?
TEUDON.
Je raisonne.
Si tous ces faits sont vrais, la prophétie est bonne.
KUNZ.
On m’a jadis conté ce conte. En ce château
Frédéric Barberousse avait nom Donato.
Le bâtard s’appelait Fosco. Quant à la belle,
Elle était Corse, autant que je me le rappelle.
Les amants se cachaient dans un caveau discret.
Dont l’entrée inconnue était leur doux secret ;
C’est là qu’un soir Fosco, cœur jaloux, main hardie,
Les surprit, et finit l’idylle en tragédie.
GONDICARIUS.
Que Frédéric, du trône atteignant le sommet,
N’ait jamais recherché la femme qu’il aimait,
Cela me navrerait dans l’âme pour sa gloire,
Si je croyais un mot de toute votre histoire.
TEUDON.
Il l’a cherchée, ami. De son bras souverain
Trente ans il a fouillé les repaires du Rhin.
Le bâtard…
KUNZ.
Ce Fosco !
TEUDON, continuant.
Pour servir en Bretagne,
Avait laissé son burg et quitté la montagne.
Il n’y revint, dit-on, que fort longtemps après.
L’empereur investit les monts et les forêts,
Assiégea les châteaux, détruisit les burgraves,
Mais ne retrouva rien.
Entre le capitaine du burg, le fouet à là main.
LE CAPITAINE.
Allons ! c’est l’heure, esclaves,
Au travail ! hâtons-nous. Les convives ce soir
Vont venir visiter cette aile du manoir ;
C’est monseigneur Hatto, le maître, qui les mène.
Qu’il ne vous trouve point ici traînant la chaîne.
Note (B)
On croit devoir indiquer ici aux théâtres de province de quelle façon se disent à la représentation les vers qui terminent la pièce :
GUANHUMARA, à l’empereur.
Adieu !
Elle meurt.
L’EMPEREUR, la soutenant dans ses bras, à Job.
Je pars aussi.
Il se relève.
Job, règne sur le Rhin.
JOB.
Restez, sire !
L’EMPEREUR.
Je lègue au monde un souverain,
Frédéric Deux, mon fils, qu’on vient d’élire à Spire.
Jetant un regard douloureux à Guanhumara, étendue à ses pieds.
Je rentre dans ma nuit, et lui laisse l’empire.
JOB.
Sire !…
L’EMPEREUR.
Avant de mourir, courbé devant la croix,
J’ai voulu seulement, une dernière fois,
Étendre cette main suprême et tutélaire,
Comme roi sur mon peuple, et sur toi comme frère.
Quel qu’ait été le sort, quand l’heure va sonner,
Heureux qui peut bénir !
Tous s’inclinent sous la bénédiction de l’empereur.
JOB, lui baisant les mains.
Grand qui sait pardonner !
Note (C)
Si l’auteur pouvait penser que ces notes tiendront une place, si petite qu’elle soit, dans l’histoire littéraire de notre temps, il leur donnerait des développements qui ne seraient pas inutiles peut-être à l’art théâtral. Il expliquerait, par exemple, dans tous ses détails, cette belle mise en scène des Burgraves, qui a fait tant d’honneur à la Comédie-Française. Jamais pièce n’a été montée avec plus de soin et représentée avec plus d’ensemble. On a remarqué avec quelle intelligence vive et adroite ont été dites par tous la scène des esclaves et la scène des burgraves. M. Drouville s’est particulièrement distingué dans le rôle de Hatto. Mesdemoiselles Brohan et Garrigue ont su, à force de grâce et d’esprit, convertir en des figures animées et vivantes les silhouettes à demi entrevues de Lupus et de Gorlois. Mademoiselle Denain, qui a su rendre d’une manière si complète, et sous son double aspect, le rôle de Régina, a été pleine de charme dans sa mélancolie et pleine de charme dans sa joie.
M. Geffroy, qui, comme peintre et comme comédien, est deux fois artiste et artiste éminent, a imprimé au personnage d’Otbert cette physionomie fatale que les poëtes comme Shakspeare savent rêver et que les acteurs comme M. Geffroy savent réaliser.
Les trois vieillards, Job, Barberousse et Magnus, ont été admirablement représentés par MM. Beauvallet, Ligier et Guyon. M. Guyon, qui est un artiste de haute taille par l’intelligence comme par la stature, a puissamment personnifié Magnus. Quand il apparaît au seuil du donjon avec sa belle et noble tête, son habit de fer et sa grande peau de loup sur les épaules, on croirait voir sortir de l’église de Fribourg en Brisgau le vieux Berthold de Zaehringen, ou de la collégiale de Francfort le formidable Gunther de Schwarzbourg. M. Ligier, qui a reproduit avec une si haute poésie la figure impériale de Barberousse, a su dans ce rôle, qui restera comme une de ses plus belles créations, être tour à tour simple et grand, paternel et pensif, majestueux et formidable. Au deuxième acte, dans son apostrophe aux burgraves, il soulève des acclamations enthousiastes et unanimes. M. Beauvallet, qui a une grande puissance parce qu’il a un grand talent, a déployé dans Job toutes les nuances de son intelligence si riche, si étendue et si complète. Il a été patriarche au premier acte, héros au deuxième, père au dernier. M. Beauvallet a été partout superbe et dramatique. Ajoutons qu’il y a dans le rôle de Job, au deuxième acte, par exemple, des moments de bonhomie et de familiarité que ce rare et excellent acteur a su rendre avec une sorte de grâce sénile pleine de grandeur. M. Beauvallet et M. Ligier, en représentant les deux frères, se sont montrés frères par le talent et ont été frères par le succès.
Pour exprimer le personnage de Guanhumara, il fallait tout à la fois une composition savante et une inspiration profonde. Madame Mélingue a eu ce double mérite au degré le plus éminent.
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