Il se dit, sans se dissimuler le peu qu’il est et le peu qu’il vaut, que de ce voyage il fallait tirer une œuvre, que de cette poésie il fallait extraire un poëme. L’idée qui se présenta à lui n’était pas sans quelque grandeur, il le croit. La voici :

Reconstruire par la pensée, dans toute son ampleur et dans toute sa puissance, un de ces châteaux où les burgraves, égaux aux princes, vivaient d’une vie presque royale. Aux douzième et treizième siècles, dit Kohlrausch, le titre de burgrave prend rang immédiatement au-dessous du titre de roi{1}. Montrer dans le burg les trois choses qu’il contenait : une forteresse, un palais, une caverne ; dans ce burg, ainsi ouvert dans toute sa réalité à l’œil étonné du spectateur, installer et faire vivre ensemble et de front quatre générations, l’aïeul, le père, le fils, le petit-fils ; faire de toute cette famille comme le symbole palpitant et complet de l’expiation ; mettre sur la tête de l’aïeul le crime de Caïn, dans le cœur du père les instincts de Nemrod, dans l’âme du fils les vices de Sardanapale ; et laisser entrevoir que le petit-fils pourra bien un jour commettre le crime tout à la fois par passion comme son bisaïeul, par férocité comme son aïeul, et par corruption comme son père ; montrer l’aïeul soumis à Dieu, et le père soumis à l’aïeul ; relever le premier par le repentir et le second par la piété filiale, de sorte que l’aïeul puisse être auguste et que le père puisse être grand, tandis que les deux générations qui les suivent, amoindries par leurs vices croissants, vont s’enfonçant de plus en plus dans les ténèbres. Poser de cette façon devant tous, et rendre visible à la foule cette grande échelle morale de la dégradation des races qui devrait être l’exemple vivant éternellement dressé aux yeux de tous les hommes, et qui n’a été jusqu’ici entrevue, hélas ! que par les songeurs et les poëtes ; donner une figure à cette leçon des sages ; faire de cette abstraction philosophique une réalité dramatique, palpable, saisissante, utile.

Voilà la première partie et, pour ainsi parler, la première face de l’idée qui lui vint. Du reste, qu’on ne lui suppose pas la présomption d’exposer ici ce qu’il croit avoir fait ; il se borne à expliquer ce qu’il a voulu faire. Cela dit une fois pour toutes, continuons.

Dans une famille pareille, ainsi développée à tous les regards et à tous les esprits, pour que l’enseignement soit entier, deux grandes et mystérieuses puissances doivent intervenir, la fatalité et la Providence : la fatalité qui veut punir, la Providence qui vent pardonner. Quand l’idée qu’on vient de dérouler apparut à l’auteur, il songea sur-le-champ que cette double intervention était nécessaire à la moralité de l’œuvre. Il se dit qu’il fallait que dans ce palais lugubre, inexpugnable, joyeux et tout-puissant, peuplé d’hommes de guerre et d’hommes de plaisir, regorgeant de princes et de soldats, on vit errer, entre les orgies des jeunes gens et les sombres rêveries des vieillards, la grande figure de la servitude ; qu’il fallait que cette figure fût une femme, car la femme seule, flétrie dans sa chair comme dans son âme, peut représenter l’esclavage complet ; et qu’enfin il fallait que cette femme, que cette esclave, vieille, livide, enchaînée, sauvage comme la nature qu’elle contemple sans cesse, farouche comme la vengeance qu’elle médite nuit et jour, ayant dans le cœur la passion des ténèbres, c’est-à-dire la haine, et dans l’esprit la science des ténèbres, c’est-à-dire la magie, personnifiât la fatalité. Il se dit d’un autre côté que, s’il était nécessaire qu’on vît la servitude se traîner sous les pieds des burgraves, il était nécessaire aussi qu’on vit la souveraineté éclater au-dessus d’eux ; il se dit qu’il fallait qu’au milieu de ces princes bandits un empereur apparût ; que dans une œuvre de ce genre, si le poëte avait le droit, pour peindre l’époque, d’emprunter à l’histoire ce qu’elle enseigne, il avait également le droit d’employer, pour faire mouvoir ses personnages, ce que la légende autorise ; qu’il serait beau peut-être de réveiller pour un moment et de faire sortir des profondeurs mystérieuses où il est enseveli le glorieux messie militaire que l’Allemagne attend encore, le dormeur impérial de Kaiserslautern, et de jeter, terrible et foudroyant, au milieu des géants du Rhin, le Jupiter du douzième siècle, Frédéric Barberousse. Enfin il se dit qu’il y aurait peut-être quelque grandeur, tandis qu’une esclave représenterait la fatalité, à ce qu’un empereur personnifiât la Providence. Ces idées germèrent dans son esprit, et il pensa qu’en disposant de la sorte les figures par lesquelles se traduirait sa pensée, il pourrait, au dénoûment, grande et morale conclusion, à son sens du moins, faire briser la fatalité par la Providence, l’esclave par l’empereur, la haine par le pardon.

Comme dans toute œuvre, si sombre qu’elle soit, il faut un rayon de lumière, c’est-à-dire un rayon d’amour, il pensa encore que ce n’était point assez de crayonner le contraste des pères et des enfants, la lutte des burgraves et de l’empereur, la rencontre de la fatalité et de la Providence ; qu’il fallait peindre aussi et surtout deux cœurs qui s’aiment ; et qu’un couple chaste et dévoué, pur et touchant, placé au centre de l’œuvre, et rayonnant à travers le drame entier, devrait être l’âme de toute cette action.

Car c’est là, à notre avis, une condition suprême. Quel que soit le drame, qu’il contienne une légende, une histoire ou un poème, c’est bien ; mais qu’il contienne avant tout la nature et l’humanité. Faites, si vous le voulez, c’est le droit souverain du poëte, marcher dans vos drames des statues, faites-y ramper des tigres ; mais entre ces statues et ces tigres, mettez des hommes. Ayez la terreur, mais ayez la pitié. Sous ces griffes d’acier, sous ces pieds de pierre, faites broyer le cœur humain.

Ainsi l’histoire, la légende, le conte, la réalité, la nature, la famille, l’amour, des mœurs naïves, des physionomies sauvages, les princes, les soldats, les aventuriers, les rois, des patriarches comme dans la Bible, des chasseurs d’hommes comme dans Homère, des titans comme dans Eschyle, tout s’offrait à la fois à l’imagination éblouie de l’auteur dans ce vaste tableau à peindre, et il se sentait irrésistiblement entraîné vers l’œuvre qu’il rêvait, troublé seulement d’être si peu de chose, et regrettant que ce grand sujet ne rencontrât pas un grand poëte. Car là il y avait, certes, l’occasion d’une création majestueuse ; on pouvait, dans un sujet pareil, mêler à la peinture d’une famille féodale la peinture d’une société héroïque, toucher à la fois des deux mains au sublime et au pathétique, commencer par l’épopée et finir par le drame.

Après avoir, comme il vient de l’indiquer et sans se dissimuler d’ailleurs son infériorité, ébauché ce poëme dans sa pensée, l’auteur se demanda quelle forme il lui donnerait. Selon lui, le poëme doit avoir la forme même du sujet. La règle : Neve minor, neu sit quinto, etc., n’a qu’une valeur secondaire à ses yeux. Les Grecs ne s’en doutaient pas, et les plus imposants chefs-d’œuvre de la tragédie proprement dite sont nés en dehors de cette prétendue loi. La loi véritable, la voici : tout ouvrage de l’esprit doit naître avec la coupe particulière et les divisions spéciales que lui donne logiquement l’idée qu’il renferme. Ici, ce que l’auteur voulait placer et peindre, au point culminant de son œuvre, entre Barberousse et Guanhumara, entre la Providence et la fatalité, c’était l’âme du vieux burgrave centenaire Job le Maudit, cette âme qui, arrivée au bord de la tombe, ne mêle plus à sa mélancolie incurable qu’un triple sentiment : la maison, l’Allemagne, la famille. Ces trois sentiments donnaient à l’ouvrage sa division naturelle. L’auteur résolut donc de composer son drame en trois parties. Et, en effet, si l’on veut bien remplacer un moment en esprit les titres actuels de ces trois actes, lesquels n’en expriment que le fait extérieur, par des titres plus métaphysiques qui en révéleraient la pensée intérieure, on verra que chacune de ces trois parties correspond à l’un des trois sentiments fondamentaux du vieux chevalier allemand : maison, Allemagne, famille. La première partie pourrait être intitulée l’Hospitalité ; la deuxième, la Patrie ; la troisième, la Paternité.

La division et la forme du drame une fois arrêtées, l’auteur résolut d’écrire sur le frontispice de l’œuvre, quand elle serait terminée, le mot trilogie. Ici, comme ailleurs, trilogie signifie seulement et essentiellement poème en trois chants, ou drame en trois actes. Seulement, en l’employant, l’auteur voulait réveiller un grand souvenir, glorifier autant qu’il en était en lui, par ce tacite hommage, le vieux poëte de l’Orestie qui, méconnu de ses contemporains, disait avec une tristesse fière : Je consacre mes œuvres au temps ; et aussi peut-être indiquer au public, par ce rapprochement bien redoutable d’ailleurs, que ce que le grand Eschyle avait fait pour les titans, il osait, lui, poëte malheureusement trop au-dessous de cette magnifique tâche, essayer de le faire pour les burgraves.

Du reste, le public et la presse, cette voix du public, lui ont généreusement tenu compte, non du talent, mais de l’intention. Chaque jour cette foule sympathique et intelligente qui accourt si volontiers au glorieux théâtre de Corneille et de Molière vient chercher dans cet ouvrage, non ce que l’auteur y a mis, mais ce qu’il a du moins tenté d’y mettre.