Toute la galerie a l’aspect délabré et inhabité. Les murailles et les voûtes de pierre, sur lesquelles on distingue quelques vestiges de fresques effacées, sont verdies et moisies par le suintement des pluies. Les portraits suspendus dans les panneaux de la galerie sont tous retournés la face contre le mur.
Au moment où le rideau se lève, le soir vient. La partie du château qu’on aperçoit par les archivoltes du promenoir au fond du théâtre semble éclairée et illuminée à l’intérieur, quoiqu’il fasse encore grand jour. On entend venir de ce côté du burg un bruit de trompettes et de clairons, et par moments des chansons chantées à pleines voix au cliquetis des verres. Plus près on entend un froissement de ferrailles, comme si une troupe d’hommes enchaînés allait et venait dans la portion du promenoir qu’on ne voit pas.
Une femme, seule, vieille, à demi cachée par un long voile noir, vêtue d’un sac de toile grise en lambeaux, enchaînée d’une chaîne qui se rattache par un double anneau à sa ceinture et à son pied nu, un collier de fer autour du cou, s’appuie contre la grande porte, et semble écouter les fanfares et les chants de la salle voisine.
SCÈNE PREMIÈRE.
GUANHUMARA, seule. Elle écoute.
CHANT DU DEHORS.
Dans les guerres civiles
Nous avons tous les droits.
– Nargue à toutes les villes
Et nargue à tous les rois !
Le burgrave prospère ;
Tout est dans la terreur.
– Barons, nargue au saint-père,
Et nargue à l’empereur !
Régnons, nous sommes braves,
Par le fer, par le feu.
– Nargue à Satan, burgraves !
Burgraves, nargue à Dieu !
Trompettes et clairons.
GUANHUMARA.
Les princes sont joyeux. Le festin dure encore.
Elle regarde de l’autre côté du théâtre.
Les captifs sous le fouet travaillent dès l’aurore.
Elle écoute.
Là, le bruit de l’orgie ; ici, le bruit des fers.
Elle fixe son regard sur la porte du donjon à droite.
Là, le père et l’aïeul, pensifs, chargés d’hivers,
De tout ce qu’ils ont fait cherchant la sombre trace,
Méditant sur leur vie ainsi que sur leur race,
Contemplent, seuls, et loin des rires triomphants,
Leurs forfaits, moins hideux encor que leurs enfants.
Dans leurs prospérités, jusqu’à ce jour entières,
Ces burgraves sont grands. Les marquis des frontières,
Les comtes souverains, les ducs fils des rois goths,
Se courbent devant eux jusqu’à leur être égaux ;
Le burg, plein de clairons, de chansons, de huées,
Se dresse inaccessible au milieu des nuées ;
Mille soldats partout, bandits aux yeux ardents,
Veillent l’arc et la lance au poing, l’épée aux dents.
Tout protége et défend cet antre inabordable.
Seule, en un coin désert du château formidable,
Femme et vieille, inconnue, et pliant le genou,
Triste, la chaîne au pied, et le carcan au cou,
En haillons et voilée, une esclave se traîne…
– Mais, ô princes, tremblez ! cette esclave est la haine !
Elle se retire au fond du théâtre et monte les degrés du promenoir. Entre par la galerie à droite une troupe d’esclaves enchaînés, quelques-uns ferrés deux à deux, et portant à la main des instruments de travail, pioches, pics, marteaux, etc. Guanhumara, appuyée à l’un des piliers du promenoir, les regarde d’un air pensif. Aux vêtements souillés et déchirés des prisonniers, on distingue encore leurs anciennes professions.
SCÈNE II.
LES ESCLAVES.
KUNZ, TEUDON, HAQUIN, GONDICARIUS, bourgeois et marchands, barbes grises ; JOSSIUS, vieux soldat ; HERMANN, CYNULFUS, KARL, étudiants de l’université de Bologne et de l’école de Mayence ; SWAN (ou Suénon), marchand de Lubeck. Les prisonniers s’avancent lentement par groupes séparés, les étudiants avec les étudiants, bourgeois et marchands ensemble, le soldat seul. Les vieux semblent accablés de fatigue et de douleur. Pendant toute cette scène et les deux qui suivent, on continue d’entendre par moments les fanfares et les chants de la salle voisine.
TEUDON, jetant l’outil qu’il tient et s’asseyant sur le degré de pierre en avant de la double porte du donjon.
C’est l’heure du repos ! – Enfin ! – Oh ! je suis las.
KUNZ, agitant sa chaîne.
Quoi ! j’étais libre et riche, et maintenant !
GONDICARIUS, adossé à un pilier.
Hélas !
CYNULFUS, suivant de l’œil Guanhumara, qui traverse à pas lents le promenoir.
Je voudrais bien savoir qui cette femme épie.
SWAN, bas à Cynulfus.
L’autre mois, par les gens du burg, engeance impie,
Elle fut prise avec des marchands de Saint-Gall.
Je ne sais rien de plus.
CYNULFUS.
Oh ! cela m’est égal ;
Mais tandis qu’on nous lie, on la laisse libre, elle !
SWAN.
Elle a guéri Hatto d’une fièvre mortelle,
L’aîné des petits-fils.
HAQUIN.
Le burgrave Rollon,
L’autre jour fut mordu d’un serpent au talon ;
Elle l’a guéri.
CYNULFUS.
Vrai ?
HAQUIN.
Je crois, sur ma parole,
Que c’est une sorcière !
HERMANN.
Ah bah ! c’est une folle.
SWAN.
Elle a mille secrets. Elle a guéri, ma foi,
Non-seulement Rollon et Hatto mais Éloi,
Knüd, Azzo, ces lépreux que fuyait tout le monde.
TEUDON.
Cette femme travaille à quelque œuvre profonde.
Elle a, soyez-en sûrs, de noirs projets noués
Avec ces trois lépreux qui lui sont dévoués :
Partout, dans tous les coins, ensemble on les retrouve.
Ce sont comme trois chiens qui suivent cette louve.
HAQUIN.
Hier, au cimetière, au logis des lépreux,
Ils étaient tous les quatre, et travaillaient entre eux.
Eux, faisaient un cercueil et clouaient sur des planches ;
Elle, agitait un vase en relevant ses manches,
Chantait bas, comme on chante aux enfants qu’on endort,
Et composait un philtre avec des os de mort.
SWAN.
Cette nuit, ils erraient. La nuit bien étoilée,
Ces trois lépreux masqués, cette femme voilée,
Kunz, c’était effrayant. Moi, je ne dormais pas,
Et je voyais cela.
KUNZ.
Je crois, dans tous les cas,
Qu’ici dans les caveaux ils ont quelque cachette.
L’autre jour, les lépreux et la vieille sachette
Passaient sous un grand mur d’un air morne et bourru.
Je détournai les yeux, ils avaient disparu.
Ils s’étaient enfoncés dans le mur !
HAQUIN.
Ces trois hommes,
Lépreux, ensorcelés, avec lesquels nous sommes.
M’importunent.
KUNZ.
C’était près du Caveau Perdu.
Vous savez ?
HERMANN.
Ces lépreux servent, et c’est bien dû,
Celle qui les guérit. Rien de plus simple, en somme.
SWAN.
Mais, au lieu des lépreux, de Hatto, méchant homme ;
Kunz, celle qu’il faudrait guérir dans ce château,
C’est cette douce enfant, fiancée à Hatto,
La nièce du vieux Job.
KUNZ.
Régina ! Dieu l’assiste !
Celle-là, c’est un ange.
HERMANN.
Elle se meurt.
KUNZ.
C’est triste.
Oui, l’horreur pour Hatto, l’ennui, poids étouffant,
La tue. Elle s’en va chaque jour.
TEUDON.
Pauvre enfant !
Guanhumara reparaît au fond du théâtre, qu’elle traverse.
HAQUIN.
Voici la vieille encor. – Vraiment, elle m’effraie.
Tout en elle, son air, sa tristesse d’orfraie,
Son regard profond, clair et terrible parfois,
Sa science sans fond, à laquelle je crois,
Me fait peur.
GONDICARIUS.
Maudit soit ce burg !
TEUDON.
Paix ! je te prie.
GONDICARIUS.
Mais jamais on ne vient dans cette galerie ;
Nos maîtres sont en fête, et nous sommes loin d’eux ;
On ne peut nous entendre.
TEUDON, baissant la voix et indiquant la porte du donjon.
Ils sont là tous les deux !
GONDICARIUS.
Qui ?
TEUDON.
Les vieillards. Le père et le fils. Paix ! vous dis-je ;
Excepté, – je le tiens de la nourrice Edwige, –
Madame Régina, qui vient près d’eux prier ;
Excepté cet Otbert, ce jeune aventurier,
Arrivé l’an passé, bien qu’encor fort novice,
Au château d’Heppenheff pour y prendre service,
Et que l’aïeul, puni dans sa postérité,
Aime pour sa jeunesse et pour sa loyauté, –
Nul n’ouvre cette porte et personne ici n’entre.
Le vieil homme de proie est là seul dans son antre.
Naguère au monde entier il jetait ses défis,
Vingt comtes et vingt ducs, ses fils, ses petits-fils,
Cinq générations dont sa montagne est l’arche,
Entouraient comme un roi ce bandit patriarche.
Mais l’âge enfin le brise. Il se tient à l’écart.
Il est là, seul, assis sous un dais de brocart.
Son fils, le vieux Magnus, debout, lui tient sa lance.
Durant des mois entiers il garde le silence ;
Et la nuit on le voit entrer, pâle, accablé,
Dans un couloir secret dont seul il a la clé.
Où va-t-il ?
SWAN.
Ce vieillard a des peines étranges.
HAQUIN.
Ses fils pèsent sur lui comme les mauvais anges.
KUNZ.
Ce n’est pas vainement qu’il est maudit.
GONDICARIUS.
Tant mieux !
SWAN.
Il eut un dernier fils étant déjà fort vieux.
Il aimait cet enfant. Dieu fit ainsi le monde ;
Toujours la barbe grise aime la tête blonde.
À peine âgé d’un an, cet enfant fut volé…
KUNZ.
Par une égyptienne.
CYNULFUS.
Au bord d’un champ de blé.
HAQUIN.
Moi, je sais que ce burg, bâti sur une cime,
Après avoir, dit-on, vu jadis un grand crime,
Resta longtemps désert, et puis fut démoli
Par l’Ordre Teutonique ; enfin les ans, l’oubli,
L’effaçaient, quand un jour le maître, homme fantasque,
Ayant changé de nom comme on change de masque,
Y revint. Depuis lors il a sur ce manoir
Arboré pour jamais ce sombre drapeau noir.
SWAN, à Kunz.
As-tu remarqué, fils, au bas de la tour ronde,
Au-dessus du torrent qui dans le ravin gronde,
Une fenêtre étroite, à pic sur les fossés,
Où l’on voit trois barreaux tordus et défoncés ?
KUNZ.
C’est le Caveau Perdu. J’en parlais tout à l’heure.
HAQUIN.
Un gîte sombre. On dit qu’un fantôme y demeure.
HERMANN.
Bah !
GYNULFUS.
L’on dirait qu’au mur le sang jadis coula.
KUNZ.
Le certain, c’est que nul ne saurait entrer là.
Le secret de l’entrée est perdu. La fenêtre
Est tout ce qu’on en voit. Nul vivant n’y pénètre.
SWAN.
Eh bien ! le soir, je vais à l’angle du rocher,
Et là, toutes les nuits, j’entends quelqu’un marcher !
KUNZ, avec une sorte d’effroi.
Êtes-vous sûr ?
SWAN.
Très-sûr.
TEUDON.
Kunz, brisons là.
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