J’ai tout vu. Ce fut terrible et grand.
Jamais ce souvenir dans mon cœur ne s’émousse.
Othon de Wittelsbach haïssait Barberousse ;
Mais, quand il vit son prince à la merci des flots,
Et que les Turcs sur lui lançaient leurs javelots,
Othon de Wittelsbach, palatin de Bavière,
Poussa son cheval noir jusque dans la rivière,
Et, s’offrant seul aux coups pleuvant avec fureur,
Il cria : Commençons par sauver l’empereur !
HERMANN.
Ce fut en vain.
JOSSIUS.
En vain les meilleurs accoururent !
Soixante-trois soldats et deux comtes moururent
En voulant le sauver.
KARL.
Cela ne prouve pas
Que son spectre n’est point dans le val du Malpas.
SWAN.
Moi ! l’on m’a dit, – la fable est un champ sans limite –
Qu’échappé par miracle il s’était fait ermite,
Et qu’il vivait encor.
GONDICARIUS.
Plût au ciel ! et qu’il vînt
Délivrer l’Allemagne avant douze cent vingt ;
Fatale année, où doit, dit-on, crouler l’Empire !
SWAN.
Déjà de toutes parts notre grandeur expire.
HAQUIN.
Si Frédéric était vivant, – oui, j’y songeais, –
Pour nous tirer d’ici, nous, ses loyaux sujets,
Il recommencerait la guerre des burgraves.
KUNZ.
Hé ! le monde entier souffre autant que nous, esclaves.
L’Allemagne est sans chef, et l’Europe est sans frein.
HAQUIN.
Le pain manque.
GONDICARIUS.
Partout on voit aux bords du Rhin
Le noir fourmillement des brigands qui renaissent.
KUNZ.
Les électeurs entre eux de brigues se repaissent.
HERMANN.
Cologne est pour Souabe.
SWAN.
Erfurth est pour Brunswick.
GONDICARIUS.
Mayence élit Berthold.
KUNZ.
Trèves veut Frédéric.
GONDICARIUS.
En attendant tout meurt.
HAQUIN.
Les villes sont fermées.
SWAN.
On ne peut voyager que par bandes armées.
KUNZ.
Par les petits tyrans les peuples sont froissés.
TEUDON.
Quatre empereurs ! – c’est trop. Et ce n’est pas assez.
En fait de rois, vois-tu, Karl, un vaut plus que quatre.
KUNZ.
Il faudrait un bras fort pour lutter, pour combattre.
Mais, hélas ! Barberousse est mort, bien mort, Suénon !
SWAN, à Jossius.
A-t-on dans le Cydnus retrouvé son corps ?
JOSSIUS.
Non.
Les flots l’ont emporté.
TEUDON.
Swan, as-tu connaissance
De la prédiction qu’on fit à sa naissance ?
« Cet enfant, dont le monde un jour suivra les lois,
« Deux fois sera cru mort et revivra deux fois. »
Or, la prédiction, qu’on raille ou qu’on oublie,
Une première fois semble s’être accomplie.
HERMANN.
Barberousse est l’objet de cent contes.
TEUDON.
Je dis
Ce que je sais. J’ai vu, vers l’an quatre-vingt-dix,
À Prague, à l’hôpital, dans une casemate,
Un certain Sfrondati, gentilhomme dalmate,
Fort vieux, et qu’on disait privé de sa raison.
Cet homme racontait tout haut dans sa prison,
Qu’étant jeune, à cet âge où tout hasard nous pousse,
Chez le duc Frédéric, père de Barberousse,
Il était écuyer. Le duc fut consterné
De la prédiction faite à son nouveau-né.
De plus, l’enfant croissait pour une double guerre ;
Gibelin par son père et guelfe par sa mère.
Les deux partis pouvaient le réclamer un jour.
Le père l’éleva d’abord dans une tour,
Loin de tous les regards, et le tint invisible,
Comme pour le cacher au sort le plus possible.
Il chercha même encore un autre abri plus tard.
D’une fille très-noble il avait un bâtard
Qui, né dans la montagne, ignorait que son père
Était duc de Souabe et comte chef de guerre,
Et ne le connaissait que sous le nom d’Othon.
Le bon duc se cachait de ce fils-là, dit-on,
De peur que le bâtard ne voulût être prince,
Et d’un coin de duché se faire une province.
Le bâtard par sa mère avait, fort près du Rhin,
Un burg dont il était burgrave et suzerain,
Un château de bandit, un nid d’aigle, un repaire.
L’asile parut bon et sûr au pauvre père.
Il vint voir le burgrave, et, l’ayant embrassé,
Lui confia l’enfant sous un nom supposé,
Lui disant seulement : Mon fils, voici ton frère !
Puis il partit. Au sort nul ne peut se soustraire.
Certes, le duc croyait son fils et son secret
Bien gardés, car l’enfant lui-même s’ignorait.
Le jeune Barberousse, ainsi chez le burgrave,
Atteignit ses vingt ans. Or, ceci devient grave.
Un jour, dans un hallier, au pied d’un roc, au bord
D’un torrent qui baignait les murs du château fort,
Des pâtres qui passaient trouvèrent à l’aurore
Deux corps sanglants et nus qui palpitaient encore,
Deux hommes poignardés dans le château sans bruit,
Puis jetés à l’abîme, au torrent, à la nuit,
Et qui n’étaient pas morts. Un miracle ! vous dis-je.
Ces deux hommes, que Dieu sauvait par un prodige,
C’était le Barberousse avec son compagnon,
Ce même Sfrondati, qui seul savait son nom.
On les guérit tous deux. Puis, dans un grand mystère,
Sfrondati ramena le jeune homme à son père,
Qui pour paîment fit mettre au cachot Sfrondati.
Le duc garda son fils, c’était le bon parti,
Et n’eut plus qu’une idée, étouffer cette affaire.
Jamais il ne revit son bâtard. Quand ce père
Sentit sa mort prochaine, il appela son fils,
Et lui fit à genoux baiser un crucifix.
Barberousse, incliné sur ce lit funéraire,
Jura de ne se point révéler à son frère,
Et de ne s’en venger, s’il était encor temps,
Que le jour où ce frère atteindrait ses cent ans.
– C’est-à-dire jamais ; quoique Dieu soit le maître !
Si bien que le bâtard sera mort sans connaître
Que son père était duc et son frère empereur.
Sfrondati pâlissait d’épouvante et d’horreur
Quand on voulait sonder ce secret de famille.
Les deux frères aimaient tous deux la même fille ;
L’aîné se crut trahi, tua l’autre, et vendit
La fille à je ne sais quel horrible bandit,
Qui, la liant au joug sans pitié, comme un homme,
L’attelait aux bateaux qui vont d’Ostie à Rome.
Quel destin ! – Sfrondati disait : C’est oublié !
Du reste, en son esprit tout s’était délié.
Rien ne surnageait plus dans la nuit de son âme ;
Ni le nom du bâtard, ni le nom de la femme.
Il ne savait comment. Il ne pouvait dire où. –
J’ai vu cet homme à Prague enfermé comme fou.
Il est mort maintenant.
HERMANN.
Tu conclus ?
TEUDON.
Je raisonne.
Si tous ces faits sont vrais, la prophétie est bonne.
Car enfin, cet espoir n’a rien de hasardeux,
Accomplie une fois, elle peut l’être deux.
Barberousse, déjà cru mort dans sa jeunesse,
Pourrait renaître encor…
HERMANN, riant.
Bon ! attends qu’il renaisse !
KUNZ, à Teudon.
On m’a jadis conté ce conte. En ce château
Frédéric Barberousse avait nom Donato.
Le bâtard s’appelait Fosco. Quant à la belle,
Elle était Corse, autant que je me le rappelle.
Les amants se cachaient dans un caveau discret,
Dont l’entrée inconnue était leur doux secret ;
C’est là qu’un soir Fosco, cœur jaloux, main hardie,
Les surprit, et finit l’idylle en tragédie.
GONDICARIUS.
Que Frédéric, du trône atteignant le sommet,
N’ait jamais recherché la femme qu’il aimait,
Cela me navrerait dans l’âme pour sa gloire,
Si je croyais un mot de toute votre histoire.
TEUDON.
Il l’a cherchée, ami. De son bras souverain
Trente ans il a fouillé les repaires du Rhin.
Le bâtard…
KUNZ.
Ce Fosco !
TEUDON, continuant.
Pour servir en Bretagne,
Avait laissé son burg et quitté la montagne.
Il n’y revint, dit-on, que fort longtemps après.
L’empereur investit les monts et les forêts,
Assiégea les châteaux, détruisit les burgraves,
Mais ne retrouva rien.
GONDICARIUS, à Jossius.
Vous étiez de ses braves :
Vous avez bataillé contre ces mécréants !
Vous souvient-il ?
JOSSIUS{2}.
C’étaient des guerres de géants !
Les burgraves entre eux se prêtaient tous main-forte.
Il fallait emporter chaque mur, chaque porte.
En haut, en bas, criblés de coups, baignés de sang,
Les barons combattaient, et laissaient, en poussant
Des rires éclatants sous leurs horribles masques,
L’huile et le plomb fondu ruisseler sur leurs casques.
Il fallait assiéger dehors, lutter dedans,
Percer avec l’épée et mordre avec les dents.
Oh ! quels assauts ! Souvent, dans l’ombre et la fumée,
Le château, pris enfin, s’écroulait sur l’armée !
C’est dans ces guerres-là que Barberousse un jour,
Masqué, mais couronné, seul, au pied d’une tour,
Lutta contre un bandit qui, forcé dans son bouge,
Lui brûla le bras droit d’un trèfle de fer rouge,
Si bien que l’empereur dit au comte d’Arau :
– Je le lui ferai rendre, ami, par le bourreau.
GONDICARIUS.
Cet homme fut-il pris ?
JOSSIUS.
Non, il se fit passage.
Sa visière empêcha qu’on ne vît son visage,
Et l’empereur garda le trèfle sur son bras.
TEUDON, à Swan.
Je crois que Barberousse est vivant. – Tu verras.
JOSSIUS.
Je suis sûr qu’il est mort.
CYNULFUS.
Mais Max Edmond ?…
HERMANN.
Chimère !
TEUDON.
La grotte du Malpas…
HERMANN.
Un conte de grand’mère !
KARL.
Sfrondati cependant jette un jour tout nouveau…
HERMANN.
Bah ! songes d’un fiévreux qui voit dans son cerveau
Où flottent des lueurs toujours diminuées,
Les visions passer ainsi que des nuées !
Entre un soldat le fouet à la main.
LE SOLDAT.
Esclaves, au travail ! Les convives ce soir
Vont venir visiter cette aile du manoir ;
C’est monseigneur Hatto, le maître, qui les mène.
Qu’il ne vous trouve point ici traînant la chaîne.
Les prisonniers ramassent leurs outils, s’accouplent en silence et sortent la tête basse sous le fouet du soldat. Guanhumara reparaît sur la galerie haute et les suit des yeux. Au moment où les prisonniers disparaissent, entrent par la grande porte Régina, Edwige et Otbert ; Régina, vêtue de blanc ; Edwige, la nourrice, vieille, vêtue de noir ; Otbert, en habit de capitaine aventurier, avec le coutelas et la grande épée ; Régina, toute jeune, pâle, accablée et se traînant à peine, comme une personne malade depuis longtemps et presque mourante. Elle se penche sur le bras d’Otbert, qui la soutient et fixe sur elle un regard plein d’angoisse et d’amour. Edwige la suit. Guanhumara, sans être vue d’aucun des trois, les observe et les écoute quelques instants, puis sort par le côté opposé à celui où elle est entrée.
SCÈNE III.
OTBERT, RÉGINA. – Par instants, EDWIGE.
OTBERT.
Appuyez-vous sur moi. – Là, marchez doucement.
– Venez sur ce fauteuil vous asseoir un moment.
Il la conduit à un grand fauteuil près de la fenêtre.
Comment vous trouvez-vous ?
RÉGINA.
Mal. J’ai froid. Je frissonne.
Ce banquet m’a fait mal.
À Edwige.
Vois s’il ne vient personne.
Edwige sort.
OTBERT.
Ne craignez rien. Ils vont boire jusqu’au matin.
Pourquoi donc êtes-vous allée à ce festin ?
RÉGINA.
Hatto…
OTBERT.
Hatto !
RÉGINA, l’apaisant.
Plus bas. Il eût pu me contraindre,
Je lui suis fiancée.
OTBERT.
Il fallait donc vous plaindre
Au vieux seigneur. Hatto le craint.
RÉGINA.
Je vais mourir.
À quoi bon ?
OTBERT.
Oh ! pourquoi parler ainsi ?
RÉGINA.
Souffrir,
Rêver, puis s’en aller. C’est le sort de la femme.
OTBERT, lui montrant la fenêtre.
Voyez ce beau soleil !
RÉGINA.
Oui, le couchant s’enflamme.
Nous sommes en automne et nous sommes au soir.
Partout la feuille tombe et le bois devient noir.
OTBERT.
Les feuilles renaîtront.
RÉGINA.
Oui. –
Rêvant et regardant le ciel.
Vite ! – à tire-d’ailes, –
– Oh ! c’est triste de voir s’enfuir les hirondelles !
Elles s’en vont là-bas vers le midi doré.
OTBERT.
Elles reviendront.
RÉGINA.
Oui.
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