– Mais moi je ne verrai

Ni l’oiseau revenir, ni la feuille renaître !

OTBERT.

Régina !…

RÉGINA.

Mettez-moi plus près de la fenêtre.

Elle lui donne sa bourse.

Otbert, jetez ma bourse aux pauvres prisonniers.

Otbert jette la bourse par une des fenêtres du fond. Elle continue, l’œil fixé au dehors.

Oui, ce soleil est beau. Ses rayons, – les derniers ! –

Sur le front du Taunus posent une couronne ;

Le fleuve luit ; le bois de splendeurs s’environne ;

Les vitres du hameau, là-bas, sont tout en feu ;

Que c’est beau ! que c’est grand ! que c’est charmant, mon Dieu !

La nature est un flot de vie et de lumière !…

Oh ! je n’ai pas de père et je n’ai pas de mère,

Nul ne peut me sauver, nul ne peut me guérir,

Je suis seule en ce monde et je me sens mourir.

OTBERT.

Vous, seule au monde ! et moi ! moi qui vous aime !

RÉGINA.

Rêve !

Non, vous ne m’aimez pas, Otbert ! La nuit se lève !

– La nuit ! – J’y vais tomber. Vous m’oublirez après.

OTBERT.

Mais pour vous je mourrais et je me damnerais !

Je ne vous aime pas ! – Elle me désespère !

Depuis un an, du jour où dans ce noir repaire

Je vous vis, au milieu de ces bandits jaloux,

Je vous aimai. Mes yeux, madame, allaient à vous,

Dans ce morne château, plein de crimes sans nombre !

Comme au seul lis du gouffre, au seul astre de l’ombre !

Oui, j’osai vous aimer, vous, comtesse du Rhin !

Vous, promise à Hatto, le comte au cœur d’airain !

Je vous l’ai dit, je suis un pauvre capitaine ;

Homme de ferme épée et de race incertaine.

Peut-être moins qu’un serf, peut-être autant qu’un roi.

Mais tout ce que je suis est à vous. Quittez-moi,

Je meurs. – Vous êtes deux dans ce château que j’aime.

Vous d’abord, avant tout, avant mon père même,

Si j’en avais un, – puis

Montrant la porte du donjon.

ce vieillard affaissé

Sous le poids inconnu d’un effrayant passé.

Doux et fort, triste aïeul d’une horrible famille,

Il met toute sa joie en vous, ô noble fille,

En vous, son dernier culte et son dernier flambeau,

Aube qui blanchissez le seuil de son tombeau !

Moi, soldat dont la tête au poids du sort se plie,

Je vous bénis tous deux, car près de vous j’oublie ;

Et mon âme, qu’étreint une fatale loi,

Près de lui se sent grande, et pure près de toi !

Vous voyez maintenant tout mon cœur. Oui, je pleure,

Et puis je suis jaloux, je souffre. Tout à l’heure,

Hatto vous regardait, – vous regardait toujours ! –

Et moi, moi, je sentais, à bouillonnements sourds,

De mon cœur à mon front qu’un feu sinistre éclaire,

Monter toute ma haine et toute ma colère ! –

Je me suis retenu, j’aurais dû tout briser ! –

Je ne vous aime pas ! – Enfant, donne un baiser,

Je te donne mon sang. – Régina, dis au prêtre

Qu’il n’aime pas son Dieu, dis au Toscan sans maître

Qu’il n’aime point sa ville, au marin sur la mer

Qu’il n’aime point l’aurore après les nuits d’hiver ;

Va trouver sur son banc le forçat las de vivre,

Dis-lui qu’il n’aime point la main qui le délivre ;

Mais ne me dis jamais que je ne t’aime pas !

Car vous êtes pour moi, dans l’ombre où vont mes pas,

Dans l’entrave où mon pied se sent pris en arrière,

Plus que la délivrance et plus que la lumière !

Je suis à vous sans terme, à vous éperdument,

Et vous le savez bien. – Oh ! les femmes vraiment

Sont cruelles toujours, et rien ne leur plait comme

De jouer avec l’âme et la douleur d’un homme ! –

Mais, pardon, vous souffrez, je vous parle de moi,

Mon Dieu quand je devrais, à genoux devant toi,

Ne point contrarier ta fièvre et ton délire,

Et te baiser les mains en te laissant tout dire !

RÉGINA.

Mon sort comme le vôtre, Otbert, d’ennui fut plein.

Que suis-je ? une orpheline. Et vous ? un orphelin.

Le ciel, nous unissant par nos douleurs communes,

Eût pu faire un bonheur de nos deux infortunes ;

Mais…

OTBERT, tombant à genoux devant elle.

Mais je t’aimerai ! mais je t’adorerai !

Mais je te servirai ! si tu meurs, je mourrai !

Mais je tuerai Hatto s’il ose te déplaire !

Mais je remplacerai, moi, ton père et ta mère !

Oui, tous les deux ! j’en prends l’engagement sans peur.

Ton père ? j’ai mon bras ; ta mère ? j’ai mon cœur !

RÉGINA.

Ô doux ami, merci ! Je vois toute votre âme.

Vouloir comme un géant, aimer comme une femme,

C’est bien vous, mon Otbert : vous tout entier. Eh bien !

Vous ne pouvez, hélas ! rien pour moi.

OTBERT, se levant.

Si !

RÉGINA.

Non, rien !

Ce n’est pas à Hatto qu’il faut qu’on me dispute.

Mon fiancé m’aura sans querelle et sans lutte ;

Vous ne le vaincrez pas, vous si brave et si beau ;

Car mon vrai fiancé, vois-tu, c’est le tombeau !

– Hélas ! puisque je touche à cette nuit profonde,

Je fais de ce que j’ai de meilleur en ce monde

Deux parts, l’une au Seigneur, l’autre pour vous. Je veux,

Ami, que vous posiez la main sur mes cheveux,

Et je vous dis, au seuil de mon heure suprême :

Otbert, mon âme à Dieu, mon cœur à vous. – Je t’aime !

EDWIGE, entrant.

Quelqu’un.

RÉGINA, à Edwige.

Viens.

Elle fait quelques pas vers la porte bâtarde, appuyée sur Edwige et sur Otbert. Au moment d’entrer sous la porte, elle s’arrête et se retourne.

Oh ! mourir à seize ans, c’est affreux !

Quand nous aurions pu vivre, ensemble, aimés, heureux !

Mon Otbert, je veux vivre ! écoute ma prière !

Ne me laisse pas choir sous cette froide pierre !

La mort me fait horreur ! Sauve-moi, mon amant !

Est-ce que tu pourrais me sauver, dis, vraiment ?

OTBERT.

Tu vivras !

Régina sort avec Edwige. La porte se referme. Otbert semble la suivre des yeux et lui parler, quoiqu’elle ait disparu.

Toi, mourir si jeune ! Belle et pure !

Non, dussé-je au démon me donner, je le jure,

Tu vivras.

Apercevant Guanhumara, qui est depuis quelques instants immobile au fond du théâtre.

Justement.

SCÈNE IV.

 

OTBERT, GUANHUMARA.

 

OTBERT, marchant droit à Guanhumara.

Guanhumara, ta main.

J’ai besoin de toi, viens.

GUANHUMARA.

Toi, passe ton chemin.

OTBERT.

Écoute-moi.

GUANHUMARA.

Tu vas me demander encore

Ton pays ? ta famille ? – Eh bien ! si je l’ignore ! –

Si ton nom est Otbert ? si ton nom est Yorghi ?

Pourquoi dans mon exil ton enfance a langui ?

Si c’est au pays corse, ou bien en Moldavie,

Qu’enfant je te trouvai, nu, seul, cherchant ta vie ?

Pourquoi dans ce château je t’ai dit de venir ?

Pourquoi moi-même à toi j’ose m’y réunir,

En te disant pourtant de ne pas me connaître ?

Pourquoi, bien que Régine ait fléchi notre maître,

Je garde au cou ma chaîne, et d’où vient qu’en tout lieu,

En tout temps, comme on fait pour accomplir un vœu,

Montrant son pied.

J’ai porté cet anneau que tu me vois encore ?

Enfin si je suis Corse, ou Slave, ou Juive, ou Maure ?

Je ne veux pas répondre et je ne dirai rien.

Livre-moi, si tu veux. Mais non, je le sais bien,

Tu ne trahiras pas, quoique nourrice amère,

Celle qui t’a nourri, qui t’a servi de mère.

Et puis la mort n’a rien qui puisse me troubler.

Elle veut passer outre. Il la retient.

OTBERT.

Mais ce n’est pas de moi que je veux te parler.

Dis-moi, toi qui sais tout, Régina…

GUANHUMARA.

Sera morte

Avant un mois.

Elle veut s’éloigner. Il l’arrête encore.

OTBERT.

Peux-tu la sauver ?

GUANHUMARA.

Que m’importe !

Rêvant et se parlant à elle-même.

Oui, quand j’étais dans l’Inde, au fond des bois j’errais,

J’allais, étudiant, dans la nuit des forêts,

Blême, effrayante à voir, horrible aux lions mêmes,

Les herbes, les poisons, et les philtres suprêmes

Qui font qu’un trépassé redevient tout d’abord

Vivant, et qu’un vivant prend la face d’un mort.

OTBERT.

Peux-tu la sauver, dis ?

GUANHUMARA.

Oui.

OTBERT.

Par pitié, par grâce,

Pour Dieu qui nous entend, par tes pieds que j’embrasse,

Sauve-la, guéris-la !

GUANHUMARA.

Si tout à l’heure ici,

Quand tes yeux contemplaient Régina, ton souci,

Hatto soudain était entré comme un orage,

Si devant toi, féroce et riant avec rage,

Il l’avait poignardée, elle, et jeté son corps

Au torrent qui rugit comme un tigre dehors ;

Puis, si, te saisissant de sa main assassine,

Il t’avait exposé dans la ville voisine,

L’anneau d’esclave au pied, nu, mourant, attaché

Comme une chose à vendre, au poteau du marché ;

S’il t’avait en effet, toi soldat, toi né libre,

Vendu, pour qu’on t’attelle aux barques sur le Tibre !

Suppose maintenant qu’après ce jour hideux

La mort près de cent ans vous oubliât tous deux ;

Après avoir erré de rivage en rivage,

Quand tu reviendrais vieux de ce long esclavage,

Que te resterait-il au cœur ? Parle à présent.

OTBERT.

La vengeance, le meurtre, et la soif de son sang.

GUANHUMARA.

Eh bien ! je suis le meurtre et je suis la vengeance.

Je vais, fantôme aveugle, au but marqué d’avance ;

Je suis la soif du sang ! Que me demandes-tu ?

D’avoir de la pitié, d’avoir de la vertu,

De sauver des vivants ? J’en ris lorsque j’y pense.

Tu dis avoir besoin de moi ? Quelle imprudence !

Et si, de mon côté, glaçant ton cœur d’effroi,

Je te disais aussi que j’ai besoin de toi ?

Que j’ai pour mes projets élevé ton enfance ?

Que je recule, moi, devant ton innocence ?

Recule donc alors, enfant que j’ai quitté,

Devant ma solitude et ma calamité ! –

Je viens de te conter mon histoire. Est-ce infâme ?

Seulement, c’est l’amant qu’on a tué ; la femme,

– C’était moi, – fut vendue et survit ; l’assassin

Survit aussi ; tu peux servir à mon dessein. –

Oh ! j’ai gémi longtemps. Toute l’eau de la nue

A coulé sur mon front, et je suis devenue

Hideuse et formidable à force de souffrir.

J’ai vécu soixante ans de ce qui fait mourir,

De douleur ; faim, misère, exil, pliant ma tête ;

J’ai vu le Nil, l’Indus, l’Océan, la tempête,

Et les immenses nuits des pôles étoilés ;

De durs anneaux de fer dans ma chair sont scellés ;

Vingt maîtres différents, moi, malade et glacée,

Moi, femme, à coups de fouet devant eux m’ont chassée.

Maintenant, c’est fini. Je n’ai plus rien d’humain,

Mettant la main sur son cœur.

Et je ne sens rien là quand j’y pose la main.

Je suis une statue et j’habite une tombe.

Un jour de l’autre mois, vers l’heure où le soir tombe,

J’arrivai, pâle et froide, en ce château perdu ;

Et je m’étonne encor qu’on n’ait pas entendu,

Au bruit de l’ouragan courbant les branches d’arbre,

Sur ce pavé fatal venir mes pieds de marbre.

Eh bien ! moi, dont jamais la haine n’a dormi,

Aujourd’hui, si je veux, je tiens mon ennemi,

Je le tiens ; il suffit, si je marque son heure,

D’un mot pour qu’il chancelle, et d’un pas pour qu’il meure !

Faut-il le répéter ? C’est toi, toi seul qui peux

Me donner la vengeance ainsi que je la veux.

Mais, au moment d’atteindre à ce but si terrible,

Je me suis dit : Non ! non ! ce serait trop horrible !

Moi qui touche à l’enfer, je me sens hésiter.

Ne viens pas me chercher ! ne viens pas me tenter !

Car, si nous en étions à des marchés semblables,

Je te demanderais des choses effroyables.

Dis, voudrais-tu tirer ton poignard du fourreau ?

Te faire meurtrier ? – te ferais-tu bourreau ?

Tu frémis ! va-t’en donc, cœur faible, bras débile !

Je ne te parle pas, mais laisse-moi tranquille !

OTBERT, pâle et baissant la voix.

Qu’exigerais-tu donc de moi ?

GUANHUMARA.

Reste innocent.

Va-t’en !

OTBERT.

Pour la sauver je donnerais mon sang.

GUANHUMARA.

Va-t’en !

OTBERT.

Je commettrais un crime. Es-tu contente ?

GUANHUMARA.

Il me tente, démons ! vous voyez qu’il me tente.

Eh bien ! je le saisis ! – Tu vas m’appartenir.

Ne perds pas désormais, quoi qu’il puisse advenir,

Ton temps à me prier. Mon âme est pleine d’ombre,

La prière se perd dans sa profondeur sombre.

Je te l’ai dit, je suis sans pitié, sans remord,

À moins de voir vivant celui que j’ai vu mort,

Donato que j’aimais ! – Et maintenant, écoute,

Je t’avertis au seuil de cette affreuse route,

Une dernière fois. Je te dis tout. – Il faut

Tuer quelqu’un, tuer comme sur l’échafaud,

Ici, qui je voudrai, quand je voudrai, sans grâce,

Sans pardon ! – Vois !

OTBERT.

Poursuis.

GUANHUMARA.

Chaque souffle qui passe

Pousse ta Régina vers la tombe. Sans moi

Elle est morte.