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Oh ! j’ai gémi longtemps. Toute l’eau de la nue
A coulé sur mon front, et je suis devenue
Hideuse et formidable à force de souffrir.
J’ai vécu soixante ans de ce qui fait mourir,
De douleur ; faim, misère, exil, pliant ma tête ;
J’ai vu le Nil, l’Indus, l’Océan, la tempête,
Et les immenses nuits des pôles étoilés ;
De durs anneaux de fer dans ma chair sont scellés ;
Vingt maîtres différents, moi, malade et glacée,
Moi, femme, à coups de fouet devant eux m’ont chassée.
Maintenant, c’est fini. Je n’ai plus rien d’humain,
Mettant la main sur son cœur.
Et je ne sens rien là quand j’y pose la main.
Je suis une statue et j’habite une tombe.
Un jour de l’autre mois, vers l’heure où le soir tombe,
J’arrivai, pâle et froide, en ce château perdu ;
Et je m’étonne encor qu’on n’ait pas entendu,
Au bruit de l’ouragan courbant les branches d’arbre,
Sur ce pavé fatal venir mes pieds de marbre.
Eh bien ! moi, dont jamais la haine n’a dormi,
Aujourd’hui, si je veux, je tiens mon ennemi,
Je le tiens ; il suffit, si je marque son heure,
D’un mot pour qu’il chancelle, et d’un pas pour qu’il meure !
Faut-il le répéter ? C’est toi, toi seul qui peux
Me donner la vengeance ainsi que je la veux.
Mais, au moment d’atteindre à ce but si terrible,
Je me suis dit : Non ! non ! ce serait trop horrible !
Moi qui touche à l’enfer, je me sens hésiter.
Ne viens pas me chercher ! ne viens pas me tenter !
Car, si nous en étions à des marchés semblables,
Je te demanderais des choses effroyables.
Dis, voudrais-tu tirer ton poignard du fourreau ?
Te faire meurtrier ? – te ferais-tu bourreau ?
Tu frémis ! va-t’en donc, cœur faible, bras débile !
Je ne te parle pas, mais laisse-moi tranquille !
OTBERT, pâle et baissant la voix.
Qu’exigerais-tu donc de moi ?
GUANHUMARA.
Reste innocent.
Va-t’en !
OTBERT.
Pour la sauver je donnerais mon sang.
GUANHUMARA.
Va-t’en !
OTBERT.
Je commettrais un crime. Es-tu contente ?
GUANHUMARA.
Il me tente, démons ! vous voyez qu’il me tente.
Eh bien ! je le saisis ! – Tu vas m’appartenir.
Ne perds pas désormais, quoi qu’il puisse advenir,
Ton temps à me prier. Mon âme est pleine d’ombre,
La prière se perd dans sa profondeur sombre.
Je te l’ai dit, je suis sans pitié, sans remord,
À moins de voir vivant celui que j’ai vu mort,
Donato que j’aimais ! – Et maintenant, écoute,
Je t’avertis au seuil de cette affreuse route,
Une dernière fois. Je te dis tout. – Il faut
Tuer quelqu’un, tuer comme sur l’échafaud,
Ici, qui je voudrai, quand je voudrai, sans grâce,
Sans pardon ! – Vois !
OTBERT.
Poursuis.
GUANHUMARA.
Chaque souffle qui passe
Pousse ta Régina vers la tombe. Sans moi
Elle est morte. Je puis seule la sauver. Voi
Ce flacon. Chaque soir qu’elle en boive une goutte,
Elle vivra.
OTBERT.
Grand Dieu ! dis-tu vrai ? donne !
GUANHUMARA.
Écoute.
Si demain tu la vois, grâce à cette liqueur,
Venir, à toi, la vie au front, la joie au cœur,
Ange ressuscité, souriante figure,
Tu m’appartiens !
OTBERT, éperdu.
C’est dit.
GUANHUMARA.
Jure-le.
OTBERT.
Je le jure.
GUANHUMARA.
Ta Régina d’ailleurs me répondra de toi.
C’est elle qui paîrait pour ton manque de foi.
Tu le sais, je connais cette antique demeure ;
J’en sais tous les secrets ; partout j’entre à toute heure !
OTBERT, étendant la main pour saisir la fiole.
Tu dis qu’elle vivra ?
GUANHUMARA.
Oui. Songe à ton serment !
OTBERT.
Elle sera sauvée ?
GUANHUMARA.
Oui. Songe qu’au moment
Où tu prendras ceci – je vais prendre ton âme.
OTBERT.
Donne et prends.
GUANHUMARA, lui remettant le flacon.
À demain !
OTBERT.
À demain !
Guanhumara sort.
OTBERT, seul.
Merci, femme !
Quel que soit ton projet, qui que tu sois, merci !
Ma Régina vivra ! – Mais portons-lui ceci !
Il se dirige vers la porte bâtarde, puis s’arrête un moment et fixe son regard sur la fiole.
Oh ! que l’enfer me prenne, et qu’elle vive !
Il entre précipitamment sous la porte bâtarde, qui se referme derrière lui. Cependant on entend du côté opposé des rires et des chants qui semblent se rapprocher. La grande porte s’ouvre à deux battants.
Entrent, avec une rumeur de joie, les princes et les burgraves, conduits par Hatto, tous couronnés de fleurs, vêtus de soie et d’or, sans cottes de mailles, sans gambessons et sans brassards, et le verre en main. Ils causent, boivent et rient par groupes au milieu desquels circulent des pages portant des flacons pleins de vin, des aiguières d’or et des plateaux chargés de fruits. Au fond, des pertuisaniers immobiles et silencieux. Musiciens, clairons, trompettes, hérauts d’armes.
SCÈNE V.
HATTO, GORLOIS, LE DUC GERHARD DE THURINGE, PLATON, margrave de Moravie ; GILISSA, margrave de Lusace ; ZOAGLIO GIANNILARO, noble génois ; DARIUS, burgrave de Laneck ; CADWALLA, burgrave d’Okenfels ; LUPUS, comte de Mons (tout jeune homme, comme Gorlois). Autres burgraves et princes, personnages muets, entre autres UTHER, pendragon des Bretons, et les frères de Hatto et de Gorlois. Quelques femmes parées. Pages, officiers, capitaines.
LE COMTE LUPUS, chantant.
L’hiver est froid, la bise est forte,
Il neige là-haut sur les monts. –
Aimons, qu’importe !
Qu’importe, aimons !
Je suis damné, ma mère est morte,
Mon curé me fait cent sermons. –
Aimons, qu’importe !
Qu’importe, aimons !
Belzébuth, qui frappe à ma porte,
M’attend avec tous ses démons. –
Aimons, qu’importe !
Qu’importe, aimons !
LE MARGRAVE GILISSA, se penchant à la fenêtre latérale, au comte Lupus.
Comte,
La grand’porte du burg et le chemin qui monte
Se voit d’ici.
LE MARGRAVE PLATON, examinant le délabrement de la salle.
Quel deuil et quelle vétusté !
LE DUC GERHARD, à Hatto.
On dirait un logis par les spectres hanté.
HATTO, désignant la porte du donjon.
C’est là qu’est mon aïeul.
LE DUC GERHARD.
Tout seul ?
HATTO.
Avec mon père.
LE MARGRAVE PLATON.
Pour t’en débarrasser comment as-tu pu faire ?
HATTO.
Ils ont fait leur temps. – Puis ils ont l’esprit troublé.
Voilà plus de deux mois que le vieux n’a parlé.
Il faut bien qu’à la fin la vieillesse s’efface.
Il a près de cent ans. – Ma foi, j’ai pris leur place.
Ils se sont retirés.
GIANNILARO.
D’eux-mêmes ?
HATTO.
À peu près,
Entre un capitaine.
LE CAPITAINE, à Hatto.
Monseigneur…
HATTO.
Que veux-tu ?
LE CAPITAINE.
L’argentier juif Perez
N’a point encor payé sa rançon.
HATTO.
Qu’on le pende.
LE CAPITAINE.
Puis les bourgeois de Linz, dont la frayeur est grande,
Vous demandent quartier.
HATTO.
Pillez ! pays conquis.
LE CAPITAINE.
Et ceux de Rhens ?
HATTO.
Pillez !
Le capitaine sort.
LE BURGRAVE DARIUS, abordant Hatto le verre à la main.
Ton vin est bon, marquis !
Il boit.
HATTO.
Pardieu ! je le crois bien. C’est du vin d’écarlate{3}.
La ville de Bingen, qui me craint et me flatte,
M’en donne tous les ans deux tonnes.
LE COMTE GERHARD.
Régina,
Ta fiancée, est belle.
HATTO.
Ah l’on prend ce qu’on a.
Du côté maternel elle nous est parente.
LE DUC GERHARD.
Elle paraît malade !
HATTO.
Oh ! rien.
GIANNILARO, bas au duc Gerhard.
Elle est mourante.
Entre un capitaine.
LE CAPITAINE, bas à Hatto.
Des marchands vont passer demain.
HATTO, à haute voix.
Embusquez-vous.
Le capitaine sort. Hatto continue en se tournant vers les princes.
Mon père eût été là. Moi, je reste chez nous.
Jadis on guerroyait, maintenant on s’amuse.
Jadis c’était la force, à présent c’est la ruse.
Le passant me maudit ; le passant dit : – Hatto
Et ses frères font rage en ce sombre château,
Palais mystérieux qu’assiègent les tempêtes.
Aux margraves, aux ducs, Hatto donne des fêtes,
Et fait servir, courbant leurs têtes sous ses pieds,
Par des princes captifs les princes conviés !
Eh bien ! c’est un beau sort ! On me craint, on m’envie.
Moi je ris ! – Mon donjon brave tout. – De la vie,
En attendant Satan, je fais un paradis ;
Comme un chasseur ses chiens, je lâche mes bandits ;
Et je vis très-heureux.
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