– Ma fiancée est belle,

N’est-ce pas ? – À propos, ta comtesse Isabelle,

L’épouses-tu ?

LE DUC GERHARD.

Non.

HATTO.

Mais tu lui pris, l’an passé,

Sa ville, et lui promis d’épouser.

LE DUC GERHARD.

Je ne sai… –

Riant.

Ah ! oui, l’on me fit jurer sur l’Évangile !

– Bon ! je laisse la fille et je garde la ville.

Il rit.

HATTO, riant.

Mais que dit de cela la diète ? –

LE DUC GERHARD, riant toujours.

Elle se tait.

HATTO.

Mais ton serment ?

LE DUC GERHARD.

Ah bah !

Depuis quelques instants la porte du donjon à droite s’est ouverte, et a laissé voir quelques degrés d’un escalier sombre sur lesquels ont apparu deux vieillards, l’un âgé d’un peu plus de soixante ans, cheveux gris, barbe grise ; l’autre, beaucoup plus vieux, presque tout à fait chauve, avec une longue barbe blanche ; tous deux ont la chemise de fer, jambières et brassières de mailles, la grande épée au côté, et, par-dessus leur habit de guerre, le plus vieux porte une simarre blanche doublée de drap d’or, et l’autre une grande peau de loup dont la gueule s’ajuste sur sa tête.

Derrière le plus vieux se tient debout, immobile comme une figure pétrifiée, un écuyer à barbe blanche, vêtu de fer et élevant au-dessus de la tête du vieillard une grande bannière noire sans armoiries.

Otbert, les yeux baissés, est auprès du plus vieux, qui a le bras droit posé sur son épaule, et se tient un peu en arrière.

Dans l’ombre, derrière chacun des deux vieux chevaliers, on aperçoit deux écuyers habillés de fer comme leurs maîtres, et non moins vieux, dont la barbe blanchie descend sous la visière à demi baissée de leurs heaumes. Ces écuyers portent sur des coussins de velours écarlate les casques des deux vieillards, grands morions de forme extraordinaire dont les cimiers figurent des gueules d’animaux fantastiques.

Les deux vieillards écoutent en silence ; le moins vieux appuie son menton sur ses deux bras réunis et ses deux mains sur l’extrémité du manche d’une énorme hache d’Écosse. Les convives, occupés et causant entre eux, ne les ont pas aperçus.

SCÈNE VI.

 

LES MÊMES, JOB, MAGNUS, OTBERT.

 

MAGNUS.

Jadis il en était

Des serments qu’on faisait dans la vieille Allemagne,

Comme de nos habits de guerre et de campagne ;

Ils étaient en acier. – J’y songe avec orgueil. –

C’était chose solide et reluisante à l’œil

Que l’on n’entamait point sans lutte et sans bataille,

À laquelle d’un homme on mesurait la taille,

Qu’un noble avait toujours présente à son chevet,

Et qui, même rouillée, était bonne et servait.

Le brave mort dormait dans sa tombe humble et pure,

Couché dans son serment comme dans son armure,

Et le temps, qui des morts ronge le vêtement,

Parfois brisait l’armure, et jamais le serment.

Mais aujourd’hui la foi, l’honneur et les paroles

Ont pris le train nouveau des modes espagnoles.

Clinquant ! soie ! – Un serment, avec ou sans témoins,

Dure autant qu’un pourpoint. – Parfois plus, souvent moins !

S’use vite, et n’est plus qu’un haillon incommode

Qu’on déchire et qu’on jette en disant : Vieille mode !

À ces paroles de Magnus, tous se sont retournés avec stupeur. Moment de silence parmi les convives.

HATTO, s’inclinant devant les vieillards.

Mon père !…

MAGNUS.

Jeunes gens, vous faites bien du bruit.

Laissez les vieux rêver dans l’ombre et dans la nuit.

La lueur des festins blesse leurs yeux sévères.

Les vieux choquaient l’épée ; enfants ! choquez les verres !

Mais loin de nous !

HATTO.

Seigneur !…

En ce moment il aperçoit les portraits disposés sur le mur la face contre la pierre.

Mais qui donc ?

À Magnus.

Pardonnez.

Ces portraits ! mes aïeux ! qui les a retournés ?

Qui s’est permis ?…

MAGNUS.

C’est moi.

HATTO.

Vous ?

MAGNUS.

Moi.

HATTO.

Mon père !

LE DUC GERHARD, à Hatto.

Il raille !

MAGNUS, à Hatto.

Je les ai retournés tous contre la muraille,

Pour qu’ils ne puissent voir la honte de leurs fils.

HATTO, furieux.

Barberousse a puni son grand-oncle Louis

Pour un affront moins grand. Puisqu’à bout on me pousse…

MAGNUS, tournant à demi la tête vers Hatto.

Il me semble qu’on a parlé de Barberousse,

Il me semble qu’on a loué ce compagnon.

Que devant moi jamais on ne dise ce nom !

LE COMTE LUPUS, riant.

Que vous a-t-il donc fait, bonhomme ?

MAGNUS.

Ô nos ancêtres !

Restez, restez voilés ! – Ce qu’il m’a fait, mes maîtres ?

– Ne parlais-tu pas, toi, petit comte de Mons ? –

Descends les bords du Rhin, du lac jusqu’aux Sept-Monts,

Et compte les châteaux détruits sur les deux rives !

Ce qu’il m’a fait ? – Nos sœurs et nos filles captives,

Gibets impériaux bâtis pour les vautours

Sur nos rochers avec les pierres de nos tours,

Assauts, guerre et carnage à tous tant que nous sommes,

Carcans d’esclave au cou des meilleurs gentilshommes,

Voilà ce qu’il m’a fait ! – et ce qu’il vous a fait ! –

Trente ans, sous ce César, qui toujours triomphait,

L’incendie et l’exil, les fers, mille aventures,

Les juges, les cachots, les greffiers, les tortures,

Oui, nous avons souffert tout cela ! nous avons,

Grand Dieu ! comme des Juifs, comme des Esclavons,

Subi ce long affront, cette longue victoire,

Et nos fils dégradés n’en savent plus l’histoire ! –

Tout pliait devant lui. – Quand Frédéric Premier,

Masqué, mais couvert d’or du talon au cimier,

Surgissant au sommet d’une brèche enflammée,

Jetait son gantelet à toute notre armée,

Tout tremblait, tout fuyait, d’épouvante saisi.

Mon père seul un jour, –

Montrant l’autre vieillard.

mon père, que voici ! –

Lui barrant le chemin dans une cour étroite,

D’un trèfle au feu rougi lui flétrit la main droite ! –

Ô souvenirs ! ô temps ! tout s’est évanoui !

L’éclair a disparu de notre œil ébloui.

Les barons sont tombés ; les burgs jonchent la plaine.

De toute la forêt il ne reste qu’un chêne,

S’inclinant devant le vieillard.

Et ce chêne, c’est vous, mon père vénéré !

Se redressant.

– Barberousse ! – Malheur à ce nom abhorré ! –

Nos blasons sont cachés sous l’herbe et les épines.

Le Rhin déshonoré coule entre des ruines ! –

Oh ! je nous vengerai ! – ce sera ma grandeur ! –

Sans trêve, sans merci, sans pitié, sans pudeur,

Sur lui, s’il n’est pas mort, ou du moins sur sa race.

Rien ne m’empêchera de le frapper ! – Dieu fasse

Qu’avant d’être au tombeau mon cœur soit soulagé,

Que je ne meure pas avant d’être vengé !

Car, pour avoir enfin cette suprême joie,

Pour sortir de la tombe et ressaisir ma proie,

Pour pouvoir revenir sur terre après ma mort,

Jeunes gens, je ferais quelque exécrable effort !

Oui, que Dieu veuille ou non, le front haut, le cœur ferme,

Je veux, quelle que soit la porte qui m’enferme,

Porte du paradis ou porte de l’enfer,

La briser

Étendant les bras.

d’un seul coup de ce poignet de fer ! –

Il s’arrête, s’interrompt, et reste un moment silencieux.

Hélas ! que dis-je là, moi, vieillard solitaire !

Il tombe dans une profonde rêverie, et semble ne plus rien entendre autour de lui. Peu à peu la joie et la hardiesse renaissent parmi les convives. Les deux vieillards semblent deux statues. Le vin circule et les rires recommencent.

HATTO, bas au duc Gerhard en lui montrant les vieillards avec un haussement d’épaules.

L’âge leur a troublé l’esprit.

GORLOIS, bas au comte Lupus en lui montrant Hatto.

Un jour mon père

Sera comme eux, et moi je serai comme lui.

HATTO, au duc.

Tous nos soldats leur sont dévoués. Quel ennui !

Cependant Gorlois et quelques pages se sont approchés de la fenêtre et regardent au dehors. Tout à coup Gorlois se retourne.

GORLOIS, à Hatto.

Ha ! père, viens donc voir ce vieux à barbe blanche !

LE COMTE LUPUS, courant à la fenêtre.

Comme il monte à pas lents le sentier ! son front penche.

GIANNILARO, s’approchant.

Est-il las !

LE COMTE LUPUS.

Le vent souffle aux trous de son manteau.

GORLOIS.

On dirait qu’il demande abri dans le château.

LE MARGRAVE GILISSA.

C’est quelque mendiant !

LE BURGRAVE CADWALLA.

Quelque espion !

LE BURGRAVE DARIUS.

Arrière !

HATTO, à la fenêtre.

Qu’on me chasse à l’instant ce drôle à coups de pierre !

LUPUS, GORLOIS et les pages jetant des pierres.

Va-t’en, chien !

MAGNUS, comme se réveillant en sursaut.

En quel temps sommes-nous, Dieu puissant !

Et qu’est-ce donc que ceux qui vivent à présent ?

On chasse à coups de pierre un vieillard qui supplie !

Les regardant tous en face.

De mon temps, – nous avions aussi notre folie,

Nos festins, nos chansons… – On était jeune enfin !

Mais qu’un vieillard, vaincu par l’âge et par la faim,

Au milieu d’un banquet, au milieu d’une orgie,

Vint à passer, tremblant, la main de froid rougie,

Soudain on remplissait, cessant tout propos vain,

Un casque de monnaie, un verre de bon vin.

C’était pour ce passant, que Dieu peut-être envoie !

Après, nous reprenions nos chants, car, plein de joie,

Un peu de vin au cœur, un peu d’or dans la main,

Le vieillard souriant poursuivait son chemin.

– Sur ce que nous faisions jugez ce que vous faites !

JOB, se redressant, faisant un pas, et touchant l’épaule de Magnus.

Jeune homme, taisez-vous. – De mon temps, dans nos fêtes,

Quand nous buvions, chantant plus haut que vous encor,

Autour d’un bœuf entier posé sur un plat d’or,

S’il arrivait qu’un vieux passât devant la porte,

Pauvre, en haillons, pieds nus, suppliant ; une escorte

L’allait chercher ; sitôt qu’il entrait, les clairons

Éclataient ; on voyait se lever les barons ;

Les jeunes, sans parler, sans chanter, sans sourire,

S’inclinaient, fussent-ils princes du saint-empire ;

Et les vieillards tendaient la main à l’inconnu

En lui disant : Seigneur, soyez le bienvenu !

À Gorlois.

– Va quérir l’étranger !

HATTO, s’inclinant.

Mais…

JOB, à Hatto.

Silence !

LE DUC GERHARD, à Job.

Excellence…

JOB, au duc.

Qui donc ose parler lorsque j’ai dit : Silence !

Tous reculent et se taisent. Gorlois obéit et sort.

OTBERT, à part.

Bien, comte ! – Ô vieux lion, contemple avec effroi

Ces chats-tigres hideux qui descendent de toi ;

Mais s’ils te font enfin quelque injure dernière,

Fais-les frissonner tous en dressant ta crinière !

GORLOIS, rentrant, à Job.

Il monte, monseigneur.

JOB, à ceux des princes qui sont restés assis.

Debout !

À ses fils.

– autour de moi !

À Gorlois.

Ici !

Aux hérauts et aux trompettes.

Sonnez, clairons, ainsi que pour un roi !

Fanfares. Les burgraves et les princes se rangent à gauche. Tous les fils et petits-fils de Job, à droite autour de lui. Les pertuisaniers au fond, avec la bannière haute.

Bien.

Entre par la galerie du fond un mendiant, qui paraît presque aussi vieux que le comte Job. Sa barbe blanche lui descend jusqu’au ventre. Il est vêtu d’une robe de bure brune à capuchon en lambeaux, et d’un grand manteau brun troué ; il a la tête nue, une ceinture de corde où pend un chapelet à gros grains, des chaussures de corde à ses pieds nus. Il s’arrête au haut du degré de six marches, et reste immobile, appuyé sur un long bâton noueux. Les pertuisaniers le saluent de la bannière et les clairons d’une nouvelle fanfare. Depuis quelques instants Guanhumara a reparu à l’étage supérieur du promenoir, et elle assiste à toute la scène.

SCÈNE VII.

 

LES MÊMES, UN MENDIANT.

 

JOB, debout au milieu de ses enfants, au mendiant immobile sur le seuil.

Qui que vous soyez, avez-vous ouï dire

Qu’il est dans le Taunus, entre Cologne et Spire,

Sur un roc, près duquel les monts sont des coteaux,

Un château, renommé parmi tous les châteaux,

Et dans ce burg, bâti sur un monceau de laves,

Un burgrave fameux parmi tous les burgraves ?

Vous a-t-on raconté que cet homme sans lois,

Tout chargé d’attentats, tout éclatant d’exploits,

Par la diète à Francfort, par le concile à Pise,

Mis hors du saint-empire et de la sainte Église,

Isolé, foudroyé, réprouvé, mais resté

Debout dans sa montagne et dans sa volonté,

Poursuit, provoque et bat, sans relâche et sans trêves,

Le comte palatin, l’archevêque de Trèves,

Et, depuis soixante ans, repousse d’un pied sûr

L’échelle de l’Empire appliquée à son mur ?

Vous a-t-on dit qu’il est l’asile de tout brave,

Qu’il fait du riche un pauvre, et du maître un esclave ;

Et qu’au-dessus des ducs, des rois, des empereurs,

Aux yeux de l’Allemagne en proie à leurs fureurs,

Il dresse sur sa tour, comme un défi de haine,

Comme un appel funèbre aux peuples qu’on enchaîne,

Un grand drapeau de deuil, formidable haillon

Que la tempête tord dans son noir tourbillon ?

Vous a-t-on dit qu’il touche à sa centième année,

Et qu’affrontant le ciel, bravant la destinée,

Depuis qu’il s’est levé sur son rocher, jamais,

Ni la guerre arrachant les burgs de leurs sommets,

Ni César furieux et tout-puissant, ni Rome,

Ni les ans, fardeau sombre, accablement de l’homme,

Rien n’a vaincu, rien n’a dompté, rien n’a ployé

Ce vieux titan du Rhin, Job l’Excommunié ?

– Savez-vous cela ?

LE MENDIANT.

Oui.

JOB.

Vous êtes chez cet homme.

Soyez le bienvenu, seigneur. C’est moi qu’on nomme

Job-le-Maudit.

Montrant Magnus.

Voici mon fils à mes genoux,

Montrant Hatto, Gorlois et les autres.

Et les fils de mon fils, qui sont moins grands que nous.

Ainsi notre espérance est bien souvent trompée.

Or, de mon père mort je tiens ma vieille épée,

De mon épée un nom qu’on redoute, et du chef

De ma mère je tiens ce manoir d’Heppenheff.

Nom, épée et château, tout est à vous, mon hôte.

Maintenant, parlez-nous à cœur libre, à voix haute.

LE MENDIANT.

Princes, comtes, seigneurs, – vous, esclaves, aussi ! –

J’entre et je vous salue, et je vous dis ceci :

Si tout est en repos au fond de vos pensées,

Si rien, en méditant vos actions passées,

Ne trouble vos cœurs, purs comme le ciel est bleu,

Vivez, riez, chantez ! – Sinon, pensez à Dieu !

Jeunes hommes, vieillards aux longues destinées,

– Vous, couronnés de fleurs – vous, couronnés d’années,

Si vous faites le mal sous la voûte des cieux,

Regardez devant vous et soyez sérieux.

Ce sont des instants courts et douteux que les nôtres ;

L’âge vient pour les uns, la tombe s’ouvre aux autres.

Donc, jeunes gens, si fiers d’être puissants et forts,

Songez aux vieux ; et vous, vieillards, songez aux morts !

Soyez hospitaliers surtout ! C’est la loi douce.

Quand on chasse un passant, sait-on qui l’on repousse ?

Sait-on de quelle part il vient ? – Fussiez-vous rois,

Que le pauvre pour vous soit sacré ! – Quelquefois,

Dieu, qui d’un souffle abat les sapins centenaires,

Remplit d’événements, d’éclairs et de tonnerres

Déjà grondant dans l’ombre à l’heure où nous parlons,

La main qu’un mendiant cache sous ses haillons !

DEUXIÈME PARTIE – LE MENDIANT.

 

 

 

 

LA SALLE DES PANOPLIES.

À gauche, une porte. Au fond, une galerie à créneaux laissant voir le ciel. Murailles de basalte nues. Ensemble rude et sévère. Armures complètes adossées à tous les piliers.

Au lever du rideau, le mendiant est debout sur le devant de la scène, appuyé sur un bâton, l’œil fixé en terre, et semble en proie à une rêverie douloureuse.

SCÈNE PREMIÈRE.

 

LE MENDIANT.

Le moment est venu de frapper ce grand coup.

On pourrait tout sauver, mais il faut risquer tout.

Qu’importe, si Dieu m’aide ! – Allemagne ! ô patrie !

Que tes fils sont déchus, et de quels coups meurtrie,

Après ce long exil, je te retrouve, hélas !

Ils ont tué Philippe, et chassé Ladislas,

Empoisonné Heinrich ! ils ont, d’un front tranquille,

Vendu Cœur-de-Lion comme ils vendraient Achille !

Ô chute affreuse et sombre ! abaissement profond !

Plus d’unité. Les nœuds des États se défont.

Je vois dans ce pays, jadis terre des braves,

Des Lorrains, des Flamands, des Saxons, des Moraves,

Des Francs, des Bavarois, mais pas un Allemand.

Le métier de chacun est vite fait, vraiment !

C’est chanter pour le moine et prêcher pour le prêtre,

Pour le page porter la lance de son maître,

Pour le baron piller, et pour le roi dormir.

Ceux qui ne pillent pas ne savent que gémir,

Et, tremblant comme au temps des empereurs saliques,

Adorer une chasse et baiser des reliques !

On est féroce ou lâche ; on est vil ou méchant.

Le comte palatin, comme écuyer tranchant,

À la première voix au collège, après Trève ;

Il la vend.