Je puis seule la sauver. Voi
Ce flacon. Chaque soir qu’elle en boive une goutte,
Elle vivra.
OTBERT.
Grand Dieu ! dis-tu vrai ? donne !
GUANHUMARA.
Écoute.
Si demain tu la vois, grâce à cette liqueur,
Venir, à toi, la vie au front, la joie au cœur,
Ange ressuscité, souriante figure,
Tu m’appartiens !
OTBERT, éperdu.
C’est dit.
GUANHUMARA.
Jure-le.
OTBERT.
Je le jure.
GUANHUMARA.
Ta Régina d’ailleurs me répondra de toi.
C’est elle qui paîrait pour ton manque de foi.
Tu le sais, je connais cette antique demeure ;
J’en sais tous les secrets ; partout j’entre à toute heure !
OTBERT, étendant la main pour saisir la fiole.
Tu dis qu’elle vivra ?
GUANHUMARA.
Oui. Songe à ton serment !
OTBERT.
Elle sera sauvée ?
GUANHUMARA.
Oui. Songe qu’au moment
Où tu prendras ceci – je vais prendre ton âme.
OTBERT.
Donne et prends.
GUANHUMARA, lui remettant le flacon.
À demain !
OTBERT.
À demain !
Guanhumara sort.
OTBERT, seul.
Merci, femme !
Quel que soit ton projet, qui que tu sois, merci !
Ma Régina vivra ! – Mais portons-lui ceci !
Il se dirige vers la porte bâtarde, puis s’arrête un moment et fixe son regard sur la fiole.
Oh ! que l’enfer me prenne, et qu’elle vive !
Il entre précipitamment sous la porte bâtarde, qui se referme derrière lui. Cependant on entend du côté opposé des rires et des chants qui semblent se rapprocher. La grande porte s’ouvre à deux battants.
Entrent, avec une rumeur de joie, les princes et les burgraves, conduits par Hatto, tous couronnés de fleurs, vêtus de soie et d’or, sans cottes de mailles, sans gambessons et sans brassards, et le verre en main. Ils causent, boivent et rient par groupes au milieu desquels circulent des pages portant des flacons pleins de vin, des aiguières d’or et des plateaux chargés de fruits. Au fond, des pertuisaniers immobiles et silencieux. Musiciens, clairons, trompettes, hérauts d’armes.
SCÈNE V.
HATTO, GORLOIS, LE DUC GERHARD DE THURINGE, PLATON, margrave de Moravie ; GILISSA, margrave de Lusace ; ZOAGLIO GIANNILARO, noble génois ; DARIUS, burgrave de Laneck ; CADWALLA, burgrave d’Okenfels ; LUPUS, comte de Mons (tout jeune homme, comme Gorlois). Autres burgraves et princes, personnages muets, entre autres UTHER, pendragon des Bretons, et les frères de Hatto et de Gorlois. Quelques femmes parées. Pages, officiers, capitaines.
LE COMTE LUPUS, chantant.
L’hiver est froid, la bise est forte,
Il neige là-haut sur les monts. –
Aimons, qu’importe !
Qu’importe, aimons !
Je suis damné, ma mère est morte,
Mon curé me fait cent sermons. –
Aimons, qu’importe !
Qu’importe, aimons !
Belzébuth, qui frappe à ma porte,
M’attend avec tous ses démons. –
Aimons, qu’importe !
Qu’importe, aimons !
LE MARGRAVE GILISSA, se penchant à la fenêtre latérale, au comte Lupus.
Comte,
La grand’porte du burg et le chemin qui monte
Se voit d’ici.
LE MARGRAVE PLATON, examinant le délabrement de la salle.
Quel deuil et quelle vétusté !
LE DUC GERHARD, à Hatto.
On dirait un logis par les spectres hanté.
HATTO, désignant la porte du donjon.
C’est là qu’est mon aïeul.
LE DUC GERHARD.
Tout seul ?
HATTO.
Avec mon père.
LE MARGRAVE PLATON.
Pour t’en débarrasser comment as-tu pu faire ?
HATTO.
Ils ont fait leur temps. – Puis ils ont l’esprit troublé.
Voilà plus de deux mois que le vieux n’a parlé.
Il faut bien qu’à la fin la vieillesse s’efface.
Il a près de cent ans. – Ma foi, j’ai pris leur place.
Ils se sont retirés.
GIANNILARO.
D’eux-mêmes ?
HATTO.
À peu près,
Entre un capitaine.
LE CAPITAINE, à Hatto.
Monseigneur…
HATTO.
Que veux-tu ?
LE CAPITAINE.
L’argentier juif Perez
N’a point encor payé sa rançon.
HATTO.
Qu’on le pende.
LE CAPITAINE.
Puis les bourgeois de Linz, dont la frayeur est grande,
Vous demandent quartier.
HATTO.
Pillez ! pays conquis.
LE CAPITAINE.
Et ceux de Rhens ?
HATTO.
Pillez !
Le capitaine sort.
LE BURGRAVE DARIUS, abordant Hatto le verre à la main.
Ton vin est bon, marquis !
Il boit.
HATTO.
Pardieu ! je le crois bien. C’est du vin d’écarlate{3}.
La ville de Bingen, qui me craint et me flatte,
M’en donne tous les ans deux tonnes.
LE COMTE GERHARD.
Régina,
Ta fiancée, est belle.
HATTO.
Ah l’on prend ce qu’on a.
Du côté maternel elle nous est parente.
LE DUC GERHARD.
Elle paraît malade !
HATTO.
Oh ! rien.
GIANNILARO, bas au duc Gerhard.
Elle est mourante.
Entre un capitaine.
LE CAPITAINE, bas à Hatto.
Des marchands vont passer demain.
HATTO, à haute voix.
Embusquez-vous.
Le capitaine sort. Hatto continue en se tournant vers les princes.
Mon père eût été là. Moi, je reste chez nous.
Jadis on guerroyait, maintenant on s’amuse.
Jadis c’était la force, à présent c’est la ruse.
Le passant me maudit ; le passant dit : – Hatto
Et ses frères font rage en ce sombre château,
Palais mystérieux qu’assiègent les tempêtes.
Aux margraves, aux ducs, Hatto donne des fêtes,
Et fait servir, courbant leurs têtes sous ses pieds,
Par des princes captifs les princes conviés !
Eh bien ! c’est un beau sort ! On me craint, on m’envie.
Moi je ris ! – Mon donjon brave tout. – De la vie,
En attendant Satan, je fais un paradis ;
Comme un chasseur ses chiens, je lâche mes bandits ;
Et je vis très-heureux. – Ma fiancée est belle,
N’est-ce pas ? – À propos, ta comtesse Isabelle,
L’épouses-tu ?
LE DUC GERHARD.
Non.
HATTO.
Mais tu lui pris, l’an passé,
Sa ville, et lui promis d’épouser.
LE DUC GERHARD.
Je ne sai… –
Riant.
Ah ! oui, l’on me fit jurer sur l’Évangile !
– Bon ! je laisse la fille et je garde la ville.
Il rit.
HATTO, riant.
Mais que dit de cela la diète ? –
LE DUC GERHARD, riant toujours.
Elle se tait.
HATTO.
Mais ton serment ?
LE DUC GERHARD.
Ah bah !
Depuis quelques instants la porte du donjon à droite s’est ouverte, et a laissé voir quelques degrés d’un escalier sombre sur lesquels ont apparu deux vieillards, l’un âgé d’un peu plus de soixante ans, cheveux gris, barbe grise ; l’autre, beaucoup plus vieux, presque tout à fait chauve, avec une longue barbe blanche ; tous deux ont la chemise de fer, jambières et brassières de mailles, la grande épée au côté, et, par-dessus leur habit de guerre, le plus vieux porte une simarre blanche doublée de drap d’or, et l’autre une grande peau de loup dont la gueule s’ajuste sur sa tête.
Derrière le plus vieux se tient debout, immobile comme une figure pétrifiée, un écuyer à barbe blanche, vêtu de fer et élevant au-dessus de la tête du vieillard une grande bannière noire sans armoiries.
Otbert, les yeux baissés, est auprès du plus vieux, qui a le bras droit posé sur son épaule, et se tient un peu en arrière.
Dans l’ombre, derrière chacun des deux vieux chevaliers, on aperçoit deux écuyers habillés de fer comme leurs maîtres, et non moins vieux, dont la barbe blanchie descend sous la visière à demi baissée de leurs heaumes. Ces écuyers portent sur des coussins de velours écarlate les casques des deux vieillards, grands morions de forme extraordinaire dont les cimiers figurent des gueules d’animaux fantastiques.
Les deux vieillards écoutent en silence ; le moins vieux appuie son menton sur ses deux bras réunis et ses deux mains sur l’extrémité du manche d’une énorme hache d’Écosse. Les convives, occupés et causant entre eux, ne les ont pas aperçus.
SCÈNE VI.
LES MÊMES, JOB, MAGNUS, OTBERT.
MAGNUS.
Jadis il en était
Des serments qu’on faisait dans la vieille Allemagne,
Comme de nos habits de guerre et de campagne ;
Ils étaient en acier. – J’y songe avec orgueil. –
C’était chose solide et reluisante à l’œil
Que l’on n’entamait point sans lutte et sans bataille,
À laquelle d’un homme on mesurait la taille,
Qu’un noble avait toujours présente à son chevet,
Et qui, même rouillée, était bonne et servait.
Le brave mort dormait dans sa tombe humble et pure,
Couché dans son serment comme dans son armure,
Et le temps, qui des morts ronge le vêtement,
Parfois brisait l’armure, et jamais le serment.
Mais aujourd’hui la foi, l’honneur et les paroles
Ont pris le train nouveau des modes espagnoles.
Clinquant ! soie ! – Un serment, avec ou sans témoins,
Dure autant qu’un pourpoint. – Parfois plus, souvent moins !
S’use vite, et n’est plus qu’un haillon incommode
Qu’on déchire et qu’on jette en disant : Vieille mode !
À ces paroles de Magnus, tous se sont retournés avec stupeur. Moment de silence parmi les convives.
HATTO, s’inclinant devant les vieillards.
Mon père !…
MAGNUS.
Jeunes gens, vous faites bien du bruit.
Laissez les vieux rêver dans l’ombre et dans la nuit.
La lueur des festins blesse leurs yeux sévères.
Les vieux choquaient l’épée ; enfants ! choquez les verres !
Mais loin de nous !
HATTO.
Seigneur !…
En ce moment il aperçoit les portraits disposés sur le mur la face contre la pierre.
Mais qui donc ?
À Magnus.
Pardonnez.
Ces portraits ! mes aïeux ! qui les a retournés ?
Qui s’est permis ?…
MAGNUS.
C’est moi.
HATTO.
Vous ?
MAGNUS.
Moi.
HATTO.
Mon père !
LE DUC GERHARD, à Hatto.
Il raille !
MAGNUS, à Hatto.
Je les ai retournés tous contre la muraille,
Pour qu’ils ne puissent voir la honte de leurs fils.
HATTO, furieux.
Barberousse a puni son grand-oncle Louis
Pour un affront moins grand. Puisqu’à bout on me pousse…
MAGNUS, tournant à demi la tête vers Hatto.
Il me semble qu’on a parlé de Barberousse,
Il me semble qu’on a loué ce compagnon.
Que devant moi jamais on ne dise ce nom !
LE COMTE LUPUS, riant.
Que vous a-t-il donc fait, bonhomme ?
MAGNUS.
Ô nos ancêtres !
Restez, restez voilés ! – Ce qu’il m’a fait, mes maîtres ?
– Ne parlais-tu pas, toi, petit comte de Mons ? –
Descends les bords du Rhin, du lac jusqu’aux Sept-Monts,
Et compte les châteaux détruits sur les deux rives !
Ce qu’il m’a fait ? – Nos sœurs et nos filles captives,
Gibets impériaux bâtis pour les vautours
Sur nos rochers avec les pierres de nos tours,
Assauts, guerre et carnage à tous tant que nous sommes,
Carcans d’esclave au cou des meilleurs gentilshommes,
Voilà ce qu’il m’a fait ! – et ce qu’il vous a fait ! –
Trente ans, sous ce César, qui toujours triomphait,
L’incendie et l’exil, les fers, mille aventures,
Les juges, les cachots, les greffiers, les tortures,
Oui, nous avons souffert tout cela ! nous avons,
Grand Dieu ! comme des Juifs, comme des Esclavons,
Subi ce long affront, cette longue victoire,
Et nos fils dégradés n’en savent plus l’histoire ! –
Tout pliait devant lui.
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