La liste des jours, toutefois, s'interrompait bientôt, et, après une page blanche, on lisait:

20 septembre: Départ d'Alger pour l'Aurès.

Puis quelques indications de lieux et de dates: et, enfin, cette dernière indication:

5 octobre: Retour à El Kantara. 50 kilom. on horseback, sans arrest.

Julius tourna quelques feuillets blancs; mais un peu plus loin le carnet semblait reprendre à neuf. En manière de nouveau titre, au chef d'une page était écrit en caractères plus grands et appliqués:

QUI INCOMINCIA IL LIBRO

DELLA NOVA ESIGENZA

E

DELLA SUPREMA VIRTU.

 

Puis au-dessous, en guise d'épigraphe:

“Tanto quanto se ne taglia”

BOCCACIO

 

Devant l'expression d'idées morales l'intérêt de Julius s'éveillait brusquement; c'était gibier pour lui. Mais dès la page suivante il fut déçu: on retombait dans la comptabilité. Pourtant, c'était une comptabilité d'un autre ordre. On lisait, sans plus d'indication de dates ni de lieux:

Pour avoir gagné Protos aux échecs = 1 punta.

Pour avoir laissé voir que je parlais italien = 3 punte.

Pour avoir répondu avant Protos = 1 p.

Pour avoir eu le dernier mot = 1 p.

Pour avoir pleuré en apprenant la mort de Faby = 4 p.

Julius, qui lisait hâtivement, prit “punta” pour une pièce de monnaie étrangère et ne vit dans ces comptes qu'un puéril et mesquin marchandage de mérites et de rétributions. Puis, de nouveau, les comptes cessaient. Julius tournait encore la page, lisait:

Ce 4 avril, conversation avec Protos:

“Comprends-tu ce qu'il y a dans ces mots: PASSER OUTRE”?

Là s'arrêtait l'écriture.

Julius haussa les épaules, serra les lèvres, hocha la tête et remit en place le cahier. Il tira sa montre, se leva, s'approcha de la fenêtre, regarda dehors; la pluie avait cessé. Il se dirigea vers le coin de la chambre où, en entrant, il avait posé son parapluie; c'est à ce moment qu'il vit, appuyé un peu en retrait dans l'embrasure de la porte, un beau jeune homme blond qui l'observait en souriant.

 

 

III.

 

L'adolescent de la photographie avait à peine mûri; Juste-Agénor avait dit: dix-neuf ans; on ne lui en eût pas donné plus de seize. Certainement, Lafcadio venait seulement d'arriver; en remettant à sa place le carnet, Julius avait déjà levé les yeux vers la porte et n'avait vu personne; mais comment ne l'avait-il pas entendu approcher? alors, instinctivement, regardant les pieds du jeune homme, Julius vit qu'en guise de bottines il avait chaussé des caoutchoucs.

Lafcadio souriait d'un sourire qui n'avait rien d'hostile; il semblait plutôt amusé, mais ironique; il avait gardé sur la tête une casquette de voyage, mais, dès qu'il rencontra le regard de Julius, se découvrit et s'inclina cérémonieusement.

— Monsieur Wluiki? demanda Julius.

Le jeune homme s'inclina de nouveau sans répondre.

— Pardonnez-moi de m'être installé dans votre chambre à vous attendre. À vrai dire, je n'aurais pas osé y entrer de moi-même et si l'on ne m'y avait introduit.

Julius parlait plus vite et plus haut que de coutume, pour se prouver qu'il n'était point gêné. Le front de Lafcadio se fronça presque insensiblement; il alla vers le parapluie de Julius; sans mot dire, le prit et le mit à ruisseler dans le couloir; puis, rentrant dans la chambre, fit signe à Julius de s'asseoir.

— Sans doute vous étonnez-vous de me voir?

Lafcadio tira tranquillement une cigarette d'un étui d'argent et l'alluma.

— Je m'en vais vous expliquer en peu de mots les raisons qui m'amènent, et que vous allez comprendre très vite...

Plus il parlait, plus il sentait se volatiliser son assurance.

— Voici... Mais permettez d'abord que je me nomme; — puis, comme gêné d'avoir à prononcer son nom, il tira de son gilet une carte et la tendit à Lafcadio, qui la posa, sans la regarder, sur la table.

— Je suis...