Quand il regardait le conducteur, on eût dit de deux francs-maçons. En ce moment la fusillade de la Pèlerine commença. Coupiau, déconcerté, arrêta sa voiture.

— Oh ! oh ! dit l’ecclésiastique qui paraissait s’y connaître, c’est un engagement sérieux, il y a beaucoup de monde.

— L’embarrassant, monsieur Gudin, est de savoir qui l’emportera ? s’écria Coupiau.

Cette fois les figures furent unanimes dans leur anxiété.

— Entrons la voiture, dit le patriote, dans cette auberge là-bas, et nous l’y cacherons en attendant le résultat de la bataille.

Cet avis parut si sage que Coupiau s’y rendit. Le patriote aida le conducteur à cacher la voiture à tous les regards, derrière un tas de fagots. Le prétendu recteur saisit une occasion de dire tout bas à Coupiau : — Est-ce qu’il aurait réellement de l’argent ?

— Hé ! monsieur Gudin, si ce qu’il en a entrait dans les poches de Votre Révérence, elles ne seraient pas lourdes.

Les Républicains, pressés de gagner Ernée, passèrent devant l’auberge sans y entrer. Au bruit de leur marche précipitée, Gudin et l’aubergiste stimulés par la curiosité avancèrent sur la porte de la cour pour les voir. Tout à coup le gros ecclésiastique courut à un soldat qui restait en arrière.

— Eh ! bien, Gudin ! s’écria-t-il, entêté, tu vas donc avec les Bleus. Mon enfant, y penses-tu ?

— Oui, mon oncle, répondit le caporal. J’ai juré de défendre la France.

— Eh ! malheureux, tu perds ton âme ! dit l’oncle en essayant de réveiller chez son neveu les sentiments religieux si puissants dans le cœur des Bretons.

— Mon oncle, si le Roi s’était mis à la tête de ses armées, je ne dis pas que...

— Eh ! imbécile, qui te parle du Roi ? Ta République donne-t-elle des abbayes ? Elle a tout renversé. A quoi veux-tu parvenir ? Reste avec nous, nous triompherons, un jour ou l’autre, et tu deviendras conseiller à quelque parlement.

— Des parlements ?.. dit Gudin d’un ton moqueur. Adieu, mon oncle.

— Tu n’auras pas de moi trois louis vaillant, dit l’oncle en colère. Je te déshérite !

— Merci, dit le Républicain.

Ils se séparèrent. Les fumées du cidre versé par le patriote à Coupiau pendant le passage de la petite troupe avaient réussi à obscurcir l’intelligence du conducteur ; mais il se réveilla tout joyeux quand l’aubergiste, après s’être informé du résultat de la lutte, annonça que les Bleus avaient eu l’avantage. Coupiau remit alors en route sa voiture qui ne tarda pas à se montrer au fond de la vallée de la Pèlerine où il était facile de l’apercevoir et des plateaux du Maine et de ceux de la Bretagne, semblable à un débris de vaisseau qui nage sur les flots après une tempête.

Arrivé sur le sommet d’une côte que les Bleus gravissaient alors et d’où l’on apercevait encore Pèlerine dans le lointain, Hulot se retourna pour voir si les Chouans y séjournaient toujours ; le soleil, qui faisait reluire les canons de leurs fusils, les lui indiqua comme des points brillants. En jetant un dernier regard sur la vallée qu’il allait quitter pour entrer dans celle d’Ernée, il crut distinguer sur la grande route l’équipage de Coupiau.

— N’est-ce pas la voiture de Mayenne ? demanda-t-il à ses deux amis.

Les deux officiers, qui dirigèrent leurs regards sur la vieille turgotine, la reconnurent parfaitement.

— Hé ! bien, dit Hulot, comment ne l’avons-nous pas rencontrée ?

Ils se regardèrent en silence.

— Voilà encore une énigme ? s’écria le commandant. Je commence à entrevoir la vérité cependant.

En ce moment Marche-à-terre, qui reconnaissait aussi la turgotine, la signala à ses camarades, et les éclats d’une joie générale tirèrent la jeune dame de sa rêverie. L’inconnue s’avança et vit la voiture qui s’approchait du revers de la Pèlerine avec une fatale rapidité. La malheureuse turgotine arriva bientôt sur le plateau. Les Chouans, qui s’y étaient cachés de nouveau, fondirent alors sur leur proie avec une avide célérité. Le voyageur muet se laissa couler au fond de la voiture et se blottit soudain en cherchant à garder l’apparence d’un ballot.

— Ah ! bien, s’écria Coupiau de dessus son siége en leur désignant le paysan, vous avez senti le patriote que voilà, car il a de l’or, un plein sac !

Les Chouans accueillirent ces paroles par un éclat de rire général et s’écrièrent : — Pille-miche ! Pille-miche ! Pille-miche !

Au milieu de ce rire, auquel Pille-miche lui-même répondit comme un écho, Coupiau descendit tout honteux de son siége. Lorsque le fameux Cibot, dit Pille-miche, aida son voisin à quitter la voiture, il s’éleva un murmure de respect.

— C’est l’abbé Gudin ! crièrent plusieurs hommes.

A ce nom respecté, tous les chapeaux furent ôtés, les Chouans s’agenouillèrent devant le prêtre et lui demandèrent sa bénédiction, que l’abbé leur donna gravement.

— Il tromperait saint Pierre et lui volerait les clefs du paradis, dit le recteur en frappant sur l’épaule de Pille-miche. Sans lui, les Bleus nous interceptaient.

Mais, en apercevant la jeune dame, l’abbé Gudin alla s’entretenir avec elle à quelques pas de là. Marche-à-terre, qui avait ouvert lestement le coffre du cabriolet, fit voir avec une joie sauvage un sac dont la forme annonçait des rouleaux d’or. Il ne resta pas longtemps à faire les parts. Chaque Chouan reçut de lui son contingent avec une telle exactitude, que ce partage n’excita pas la moindre querelle. Puis il s’avança vers la jeune dame et le prêtre, en leur présentant six mille francs environ.

— Puis-je accepter en conscience, monsieur Gudin ? dit-elle en sentant le besoin d’une approbation.

— Comment donc, madame ? l’Église n’a-t-elle pas autrefois approuvé la confiscation du bien des Protestants ; à plus forte raison, celle des Révolutionnaires qui renient Dieu, détruisent les chapelles et persécutent la religion. L’abbé Gudin joignit l’exemple à la prédication, en acceptant sans scrupule la dîme de nouvelle espèce que lui offrait Marche-à-terre. — Au reste, ajouta-t-il, je puis maintenant consacrer tout ce que je possède à la défense de Dieu et du Roi. Mon neveu part avec les Bleus !

Coupiau se lamentait et criait qu’il était ruiné.

— Viens avec nous, lui dit Marche-à-terre, tu auras ta part.

— Mais on croira que j’ai fait exprès de me laisser voler, si je reviens sans avoir essuyé de violence.

— N’est-ce que ça ?..