dit Marche-à-terre.
Il fit un signal, et une décharge cribla la turgotine. A cette fusillade imprévue, la vieille voiture poussa un cri si lamentable, que les Chouans, naturellement superstitieux, reculèrent d’effroi ; mais Marche-à-terre avait vu sauter et retomber dans un coin de la caisse la figure pâle du voyageur taciturne.
— Tu as encore une volaille dans ton poulailler, dit tout bas Marche-à-terre à Coupiau.
Pille-miche, qui comprit la question, cligna des yeux en signe d’intelligence.
— Oui, répondit le conducteur ; mais je mets pour condition à mon enrôlement avec vous autres, que vous me laisserez conduire ce brave homme sain et sauf à Fougères. Je m’y suis engagé au nom de la sainte d’Auray.
— Qui est-ce ? demanda Pille-miche.
— Je ne puis pas vous le dire, répondit Coupiau.
— Laisse-le donc ! reprit Marche-à-terre en poussant Pille-miche par le coude, il a juré par Sainte-Anne d’Auray, faut qu’il tienne ses promesses.
— Mais, dit le Chouan en s’adressant à Coupiau, ne descends pas trop vite la montagne, nous allons te rejoindre, et pour cause. Je veux voir le museau de ton voyageur, et nous lui donnerons un passe-port.
En ce moment on entendit le galop d’un cheval dont le bruit se rapprochait vivement de la Pèlerine. Bientôt le jeune chef apparut. La dame cacha promptement le sac qu’elle tenait à la main.
— Vous pouvez garder cet argent sans scrupule, dit le jeune homme en ramenant en avant le bras de la dame. Voici une lettre que j’ai trouvée pour vous parmi celles qui m’attendaient à la Vivetière, elle est de madame votre mère. Après avoir tour à tour regardé les Chouans qui regagnaient le bois, et la voiture qui descendait la vallée du Couësnon, il ajouta : — Malgré ma diligence, je ne suis pas arrivé à temps. Fasse le ciel que je me sois trompé dans mes soupçons !
— C’est l’argent de ma pauvre mère, s’écria la dame après avoir décacheté la lettre dont les premières lignes lui arrachèrent cette exclamation.
Quelques rires étouffés retentirent dans le bois. Le jeune homme lui-même ne put s’empêcher de sourire en voyant la dame gardant à la main le sac qui renfermait sa part dans le pillage de son propre argent. Elle-même se mit à rire.
— Eh ! bien, marquis, Dieu soit loué ! pour cette fois je m’en tire sans blâme, dit-elle au chef.
— Vous mettez donc de la légèreté en toute chose, même dans vos remords ?... dit le jeune homme.
Elle rougit et regarda le marquis avec une contrition si véritable, qu’il en fut désarmé. L’abbé rendit poliment, mais d’un air équivoque, la dîme qu’il venait d’accepter ; puis il suivit le jeune chef qui se dirigeait vers le chemin détourné par lequel il était venu. Avant de les rejoindre, la jeune dame fit un signe à Marche-à-terre, qui vint près d’elle.
— Vous vous porterez en avant de Mortagne, lui dit-elle à voix basse. Je sais que les Bleus doivent envoyer incessamment à Alençon une forte somme en numéraire pour subvenir aux préparatifs de la guerre. Si j’abandonne à tes camarades la prise d’aujourd’hui, c’est à condition qu’ils sauront m’en indemniser. Surtout que le Gars ne sache rien du but de cette expédition, peut-être s’y opposerait-il ; mais, en cas de malheur, je l’adoucirai.
— Madame, dit le marquis, sur le cheval duquel elle se mit en croupe en abandonnant le sien à l’abbé, nos amis de Paris m’écrivent de prendre garde à nous. La République veut essayer de nous combattre par la ruse et par la trahison.
— Ce n’est pas trop mal, répondit-elle. Ils ont d’assez bonnes idées, ces gens-là ! Je pourrai prendre part à la guerre et trouver des adversaires.
— Je le crois, s’écria le marquis. Pichegru m’engage à être scrupuleux et circonspect dans mes amitiés de toute espèce. La République me fait l’honneur de me supposer plus dangereux que tous les Vendéens ensemble, et compte sur mes faiblesses pour s’emparer de ma personne.
— Vous défieriez-vous de moi ? dit-elle en lui frappant le cœur avec la main par laquelle elle se cramponnait à lui.
— Seriez-vous là ?... madame, dit-il en tournant vers elle son front qu’elle embrassa.
— Ainsi, reprit l’abbé, la police de Fouché sera plus dangereuse pour nous que ne le sont les bataillons mobiles et les contre-Chouans.
— Comme vous le dites, mon révérend.
— Ha ! ha ! s’écria la dame, Fouché va donc envoyer des femmes contre vous ?... je les attends, ajouta-t-elle d’un son de voix profond et après une légère pause.
A trois ou quatre portées de fusil du plateau désert que les chefs abandonnaient, il se passait une de ces scènes qui, pendant quelque temps encore, devinrent assez fréquentes sur les grandes routes. Au sortir du petit village de la Pèlerine, Pille-miche et Marche-à-terre avaient arrêté de nouveau la voiture dans un enfoncement du chemin. Coupiau était descendu de son siége après une molle résistance. Le voyageur taciturne, exhumé de sa cachette par les deux Chouans, se trouvait agenouillé dans un genêt.
— Qui es-tu ? lui demanda Marche-à-terre d’une voix sinistre.
Le voyageur gardait le silence, lorsque Pille-miche recommença la question en lui donnant un coup de crosse.
— Je suis, dit-il alors en jetant un regard sur Coupiau, Jacques Pinaud, un pauvre marchand de toile.
Coupiau fit un signe négatif, sans croire enfreindre ses promesses. Ce signe éclaira Pille-miche, qui ajusta le voyageur, pendant que Marche-à-terre lui signifia catégoriquement ce terrible ultimatum : — Tu es trop gras pour avoir les soucis des pauvres ! Si tu te fais encore demander une fois ton véritable nom, voici mon ami Pille-miche qui par un seul coup de fusil acquerra l’estime et la reconnaissance de tes héritiers. — Qui es-tu ? ajouta-t-il après une pause.
— Je suis d’Orgemont de Fougères.
— Ah ! ah ! s’écrièrent les deux Chouans.
— Ce n’est pas moi qui vous ai nommé, monsieur d’Orgemont, dit Coupiau. La sainte Vierge m’est témoin que je vous ai bien défendu.
— Puisque vous êtes monsieur d’Orgemont de Fougères, reprit Marche-à-terre d’un air respectueusement ironique, nous allons vous laisser aller bien tranquillement. Mais comme vous n’êtes ni un bon Chouan, ni un vrai Bleu, quoique ce soit vous qui ayez acheté les biens de l’abbaye de Juvigny, vous nous payerez, ajouta le Chouan en ayant l’air de compter ses associés, trois cents écus de six francs pour votre rançon.
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