Les muets acteurs de cette scène, semblable a mille autres qui rendirent cette guerre la plus dramatique de toutes, attendirent alors avec impatience de nouvelles impressions, curieux de voir s’illuminer par d’autres manœuvres les points obscurs de leur situation militaire.

— Nous avons bien fait, capitaine, dit le commandant, de mettre à la queue du détachement le petit nombre de patriotes que nous comptons parmi ces réquisitionnaires. Prenez encore une douzaine de bons lurons, à la tête desquels vous mettrez le sous-lieutenant Lebrun, et vous les conduirez rapidement à la queue du détachement ; ils appuieront les patriotes qui s’y trouvent, et feront avancer, et vivement, toute la troupe de ces oiseaux-là, afin de la ramasser en deux temps vers la hauteur occupée par les camarades. Je vous attends.

Le capitaine disparut au milieu de la troupe. Le commandant regarda tour à tour quatre hommes intrépides dont l’adresse et l’agilité lui étaient connues, il les appela silencieusement en les désignant du doigt et leur faisant ce signe amical qui consiste à ramener l’index vers le nez, par un mouvement rapide et répété ; ils vinrent.

— Vous avez servi avec moi sous Hoche, leur dit-il, quand nous avons mis à la raison ces brigands qui s’appellent les Chasseurs du Roi ; vous savez comment ils se cachaient pour canarder les Bleus.

A cet éloge de leur savoir-faire, les quatre soldats hochèrent la tête en faisant une moue significative. Ils montraient de ces figures héroïquement martiales dont l’insouciante résignation annonçait que, depuis la lutte commencée entre la France et l’Europe, leurs idées n’avaient pas dépassé leur giberne en arrière et leur baïonnette en avant. Les lèvres ramassées comme une bourse dont on serre les cordons, ils regardaient leur commandant d’un air attentif et curieux.

— Eh ! bien, reprit Hulot, qui possédait éminemment l’art de parler la langue pittoresque du soldat, il ne faut pas que de bons lapins comme nous se laissent embêter par des Chouans, et il y en a ici, ou je ne me nomme pas Hulot. Vous allez, à vous quatre, battre les deux côtés de cette route. Le détachement va filer le câble. Ainsi, suivez ferme, tachez de ne pas descendre la garde, et éclairez-moi cela, vivement !

Puis il leur montra les dangereux sommets du chemin. Tous, en guise de remerciement, portèrent le revers de la main devant leurs vieux chapeaux à trois cornes dont le haut bord, battu par la pluie et affaibli par l’âge, se courbait sur la forme. L’un d’eux, nommé Larose, caporal connu de Hulot, lui dit en faisant sonner son fusil : — On va leur siffler un air de clarinette, mon commandant.

Ils partirent les uns à droite, les autres à gauche. Ce ne fut pas sans une émotion secrète que la compagnie les vit disparaître des deux côtés de la route. Cette anxiété fut partagée par le commandant, qui croyait les envoyer à une mort certaine. Il eut même un frisson involontaire lorsqu’il ne vit plus la pointe de leurs chapeaux. Officiers et soldats écoutèrent le bruit graduellement affaibli des pas dans les feuilles sèches, avec un sentiment d’autant plus aigu qu’il était caché plus profondément. Il se rencontre à la guerre des scènes où quatre hommes risqués causent plus d’effroi que les milliers de morts étendus à Jemmapes. Ces physionomies militaires ont des expressions si multipliées, si fugitives, que leurs peintres sont obligés d’en appeler aux souvenirs des soldats, et de laisser les esprits pacifiques étudier ces figures si dramatiques, car ces orages si riches en détails pourraient être complétement décrits sans d’interminables longueurs.

Au moment où les baïonnettes des quatre soldats ne brillèrent plus, le capitaine Merle revenait, après avoir accompli les ordres du commandant avec la rapidité de l’éclair. Hulot, par deux ou trois commandements, mit alors le reste de sa troupe en bataille au milieu du chemin ; puis il ordonna de regagner le sommet de la Pèlerine où stationnait sa petite avant-garde ; mais il marcha le dernier et à reculons, afin d’observer les plus légers changements qui surviendraient sur tous les points de cette scène que la nature avait faite si ravissante, et que l’homme rendait si terrible. Il atteignit l’endroit où Gérard gardait Marche-à-terre, lorsque ce dernier, qui avait suivi, d’un œil indifférent en apparence, toutes les manœuvres du commandant, mais qui regardait alors avec une incroyable intelligence les deux soldats engagés dans les bois situés sur la droite de la route, se mit à siffler trois ou quatre fois de manière à produire le cri clair et perçant de la chouette.

Les trois célèbres contrebandiers dont les noms ont déjà été cités employaient ainsi, pendant la nuit, certaines intonations de ce cri pour s’avertir des embuscades, de leurs dangers et de tout ce qui les intéressait. De là leur était venu le surnom de Chuin, qui signifie chouette ou hibou dans le patois de ce pays. Ce mot corrompu servit à nommer ceux qui dans la première guerre imitèrent les allures et les signaux de ces trois frères.

En entendant ce sifflement suspect, le commandant s’arrêta pour regarder finement Marche-à-terre. Il feignit d’être la dupe de la niaise attitude du Chouan, afin de le garder près de lui comme un baromètre qui lui indiquât les mouvements de l’ennemi. Aussi arrêta-t-il la main de Gérard qui s’apprêtait à dépêcher le Chouan. Puis il plaça deux soldats à quelques pas de l’espion, et leur ordonna, à haute et intelligible voix, de se tenir prêts à le fusiller au moindre signe qui lui échapperait. Malgré son imminent danger, Marche-à-terre ne laissa paraître aucune émotion. Le commandant, qui l’étudiait, s’apercevant de cette insensibilité, dit à Gérard : — Le serin n’en sait pas long. Ah ! ah ! il n’est pas facile de lire sur la figure d’un Chouan ; mais celui-ci s’est trahi par le désir de montrer son intrépidité. Vois-tu, Gérard, s’il avait joué la terreur, j’allais le prendre pour un imbécile. Lui et moi nous aurions fait la paire. J’étais au bout de ma gamme.