Oh ! nous allons être attaqués ! Mais qu’ils viennent, maintenant je suis prêt.

Après avoir prononcé ces paroles à voix basse et d’un air de triomphe, le vieux militaire se frotta les mains, regarda Marche-à-terre d’un air goguenard ; puis il se croisa les bras sur la poitrine, resta au milieu du chemin entre ses deux officiers favoris, et attendit le résultat de ses dispositions. Sûr du combat, il contempla ses soldats d’un air calme.

— Oh ! il va y avoir du foutreau, dit Beau-pied à voix basse, le commandant s’est frotté les mains.

La situation critique dans laquelle se trouvaient placés le commandant Hulot et son détachement, était une de celles où la vie est si réellement mise au jeu que les hommes d’énergie tiennent à honneur de s’y montrer pleins de sang-froid et libres d’esprit. Là se jugent les hommes en dernier ressort. Aussi le commandant, plus instruit du danger que ses deux officiers, mit-il de l’amour-propre à paraître le plus tranquille. Les yeux tour à tour fixés sur Marche-à-terre, sur le chemin et sur les bois, il n’attendait pas sans angoisse le bruit de la décharge générale des Chouans qu’il croyait cachés, comme des lutins, autour de lui ; mais sa figure restait impassible. Au moment où tous les yeux des soldats étaient attachés sur les siens, il plissa légèrement ses joues brunes marquées de petite-vérole, retroussa fortement sa lèvre droite, cligna des yeux, grimace toujours prise pour un sourire par ses soldats ; puis, il frappa Gérard sur l’épaule en lui disant : — Maintenant nous voilà calmes, que vouliez-vous me dire tout à l’heure ?

— Dans quelle crise nouvelle sommes-nous donc, mon commandant ?

— La chose n’est pas neuve, reprit-il à voix basse. L’Europe est toute contre nous, et cette fois elle a beau jeu. Pendant que les Directeurs se battent entre eux comme des chevaux sans avoine dans une écurie, et que tout tombe par lambeaux dans leur gouvernement, ils laissent les armées sans secours. Nous sommes abîmés en Italie ! Oui, mes amis, nous avons évacué Mantoue à la suite des désastres de la Trébia, et Joubert vient de perdre la bataille de Novi. J’espère que Masséna gardera les défilés de la Suisse envahie par Suwarow. Nous sommes enfoncés sur le Rhin. Le Directoire y a envoyé Moreau. Ce lapin défendra-t-il les frontières ?... je le veux bien ; mais la coalition finira par nous écraser, et malheureusement le seul général qui puisse nous sauver est au diable, là-bas, en Égypte ! Comment reviendrait-il, au surplus ? l’Angleterre est maîtresse de la mer.

— L’absence de Bonaparte ne m’inquiète pas, commandant, répondit le jeune adjudant Gérard, chez qui une éducation soignée avait développé un esprit supérieur. Notre révolution s’arrêterait donc ? Ah ! nous ne sommes pas seulement chargés de défendre le territoire de la France, nous avons une double mission. Ne devons-nous pas aussi conserver l’âme du pays, ces principes généreux de liberté, d’indépendance, cette raison humaine, réveillée par nos Assemblées, et qui gagnera, j’espère, de proche en proche ? La France est comme un voyageur chargé de porter une lumière, elle la garde d’une main et se défend de l’autre ; si vos nouvelles sont vraies, jamais, depuis dix ans, nous n’aurions été entourés de plus de gens qui cherchent à la souffler. Doctrines et pays, tout est près de périr.

— Hélas oui ! dit en soupirant le commandant Hulot. Ces polichinelles de Directeurs ont su se brouiller avec tous les hommes qui pouvaient bien mener la barque. Bernadotte, Carnot, tout, jusqu’au citoyen Talleyrand, nous a quittés. Bref, il ne reste plus qu’un seul bon patriote, l’ami Fouché qui tient tout par la police ; voilà un homme ! Aussi est-ce lui qui m’a fait prévenir à temps de cette insurrection. Encore nous voilà pris, j’en suis sûr, dans quelque traquenard.

— Oh ! si l’armée ne se mêle pas un peu de notre gouvernement, dit Gérard, les avocats nous remettront plus mal que nous ne l’étions avant la Révolution. Est-ce que ces chafouins-là s’entendent à commander !

— J’ai toujours peur, reprit Hulot, d’apprendre qu’ils traitent avec les Bourbons. Tonnerre de Dieu ! s’ils s’entendaient, dans quelle passe nous serions ici, nous autres ?

— Non, non, commandant, nous n’en viendrons pas là, dit Gérard. L’armée, comme vous le dites, élèvera la voix, et, pourvu qu’elle ne prenne pas ses expressions dans le vocabulaire de Pichegru, j’espère que nous ne nous serons pas hachés pendant dix ans pour, après tout, faire pousser du lin et le voir filer à d’autres.

— Oh ! oui, s’écria le commandant, il nous en a furieusement coûté pour changer de costume.

— Eh ! bien, dit le capitaine Merle, agissons toujours ici en bons patriotes, et tâchons d’empêcher nos Chouans de communiquer avec la Vendée ; car s’ils s’entendent et que l’Angleterre s’en mêle, cette fois je ne répondrais pas du bonnet de la République, une et indivisible.

Là, le cri de la chouette, qui se fit entendre à une distance assez éloignée, interrompit la conversation. Le commandant, plus inquiet, examina derechef Marche-à-terre, dont la figure impassible ne donnait, pour ainsi dire, pas signe de vie. Les conscrits, rassemblés par un officier, étaient réunis comme un troupeau de bétail au milieu de la route, à trente pas environ de la compagnie en bataille. Puis derrière eux, à dix pas, se trouvaient les soldats et les patriotes commandés par le lieutenant Lebrun. Le commandant jeta les yeux sur cet ordre de bataille et regarda une dernière fois le piquet d’hommes postés en avant sur la route. Content de ses dispositions, il se retournait pour ordonner de se mettre en marche, lorsqu’il aperçut les cocardes tricolores des deux soldats qui revenaient après avoir fouillé les bois situés sur la gauche. Le commandant, ne voyant point reparaître les deux éclaireurs de droite, voulut attendre leur retour.

— Peut-être, est-ce de là que la bombe va partir, dit-il à ses deux officiers en leur montrant le bois où ses deux enfants perdus étaient comme ensevelis.

Pendant que les deux tirailleurs lui faisaient une espèce de rapport, Hulot cessa de regarder Marche-à-terre.