Ainsi ne fais pas l’étonné. Quand le client (tel est le mot élégant substitué par Marius à l’ignoble mot de pratique), quand le client apparaît sur le seuil, Marius lui jette un coup-d’œil, et il est apprécié : pour lui, vous êtes une tête plus ou moins susceptible de l’occuper. Pour Marius il n’y a plus d’hommes, il n’y a que des têtes.

— Nous allons vous faire entendre Marius sur tous les tons de sa gamme, dit Bixiou, si vous savez imiter notre jeu.

Aussitôt que Gazonal se montra, le coup-d’œil de Marius lui fut favorable, il s’écria : — Régulus ! à vous cette tête ! rognez-la d’abord aux petits ciseaux.

— Pardon, dit Gazonal à l’élève sur un geste de Bixiou, je désire être coiffé par monsieur Marius lui-même.

Marius, très-flatté de cette prétention, s’avança en laissant la tête qu’il tenait.

— Je suis à vous, je finis, soyez sans inquiétude, mon élève vous préparera, moi seul je déciderai de la coupe.

Marius, petit homme grêlé, les cheveux frisés comme ceux de Rubini, d’un noir de jais, et mis tout en noir, en manchettes, le jabot de sa chemise orné d’un diamant, reconnut alors Bixiou, qu’il salua comme une puissance égale à la sienne.

— C’est une tête ordinaire, dit-il à Léon en désignant le monsieur qu’il était en train de coiffer, un épicier, que voulez-vous !... Si l’on ne faisait que de l’art, on mourrait à Bicêtre, fou !... Et il retourna par un geste inimitable à son client, après avoir dit à Régulus : — Soigne monsieur, c’est évidemment un artiste.

— Un journaliste, dit Bixiou.

Sur ce mot, Marius donna deux ou trois coups de peigne à la tête ordinaire, et se jeta sur Gazonal en prenant Régulus par le bras au moment où il allait faire jouer ses petits ciseaux.

— Je me charge de monsieur. — Voyez, monsieur, dit-il à l’épicier, reflétez-vous dans la grande glace... — Ossian ?

Le laquais entra et s’empara du client pour le vêtir.

— Vous payerez à la caisse, monsieur, dit Marius à la pratique stupéfaite qui déjà tirait sa bourse.

— Est-ce bien utile, mon cher, de procéder à cette opération des petits ciseaux ? dit Bixiou.

— Aucune tête ne m’arrive que nettoyée, répondit l’illustre coiffeur ; mais pour vous, je ferai celle de monsieur tout entière. Mes élèves ébauchent, car je n’y tiendrais pas. Le mot de tout le monde est le vôtre : « Être coiffé par Marius ? » Je ne puis donner que le fini... Dans quel journal travaille monsieur ?

— A votre place, j’aurais trois ou quatre Marius, dit Gazonal.

— Ah ! monsieur, je le vois, est feuilletoniste ! dit Marius. Hélas, en coiffure, où l’on paye de sa personne, c’est impossible... Pardon !

Il quitta Gazonal pour aller surveiller Régulus qui préparait une tête nouvellement arrivée. Il fit, en frappant la langue contre le palais, un bruit désapprobatif qui peut se traduire par : titt, titt, titt.

— Allons, bon Dieu ! ça n’est pas assez carré, votre coup de ciseaux fait des hachures... Tenez... voilà ! Régulus, il ne s’agit pas de tondre des caniches... c’est des hommes qui ont leur caractère, et si vous continuez à regarder le plafond au lieu de vous partager entre la glace et la face, vous déshonorerez ma maison.

— Vous êtes sévère, monsieur Marius.

— Je leur dois les secrets de l’art...

— C’est donc un art ? dit Gazonal.

Marius indigné regarda Gazonal dans la glace et s’arrêta, le peigne d’une main, les ciseaux de l’autre.

— Monsieur, vous en parlez comme un... enfant ! et cependant, à l’accent, vous paraissez être du Midi, le pays des hommes de génie.

— Oui, je sais qu’il faut une sorte de goût, répliqua Gazonal.

— Mais taisez-vous donc, monsieur, j’attendais mieux de vous. C’est-à-dire qu’un coiffeur, je ne dis pas un bon coiffeur, car on est ou l’on n’est pas coiffeur.... un coiffeur.... c’est plus difficile à trouver.... que... qu’est-ce que je dirai bien ?... qu’un... je ne sais pas quoi... un ministre... (restez en place) non, car on ne peut pas juger de la valeur d’un ministre, les rues sont pleines de ministres... un Paganini... non, ce n’est pas assez ! Un coiffeur, monsieur, un homme qui devine votre âme et vos habitudes, afin de vous coiffer à votre physionomie, il lui faut ce qui constitue un philosophe. Et les femmes donc !... Tenez, les femmes nous apprécient, elles savent ce que nous valons...