Publicola Masson, petit homme de cinquante ans, dont la figure rappelle celle de Marat, fit son entrée en déposant une petite boîte d’instruments et en se mettant sur une petite chaise en face de Léon, après avoir salué Gazonal et Bixiou.
— Comment vont les affaires ? lui demanda Léon en lui livrant un de ses pieds déjà préalablement lavé par le valet de chambre.
— Mais, je suis forcé d’avoir deux élèves, deux jeunes gens qui, désespérant de la fortune, ont quitté la chirurgie pour la corporistique, ils mouraient de faim, et cependant ils ont du talent..
— Oh ! je ne vous parle pas des affaires pédestres, je vous demande où vous en êtes de vos affaires politiques...
Masson lança sur Gazonal un regard plus éloquent que toute espèce d’interrogation.
— Oh ! parlez, c’est mon cousin, et il est presque des vôtres, il est légitimiste.
— Eh ! bien, nous allons ! nous marchons ! Dans cinq ans d’ici, l’Europe sera toute à nous !... La Suisse et l’Italie sont chaudement travaillées, et vienne la circonstance, nous sommes prêts. Ici, nous avons cinquante mille hommes armés, sans compter les deux cent mille citoyens qui sont sans le sou...
— Bah ! dit Léon, et les fortifications ?
— Des croûtes de pâté qu’on avalera, répondit Masson. D’abord, nous ne laisserons pas venir les canons ; et puis nous avons une petite machine plus puissante que tous les forts du monde, une machine due au médecin qui a guéri plus de monde que les médecins n’en tuaient dans le temps où elle fonctionnait.
— Comme vous y allez !... dit Gazonal à qui l’air de Publicola donnait la chair de poule.
— Ah ! il faut cela ! nous venons après Roberspierre et Saint-Just, c’est pour faire mieux ; ils ont été timides, car vous voyez ce qui nous est arrivé : un empereur, la branche aînée et la branche cadette ! ils n’avaient pas assez émondé l’arbre social.
— Ah ! çà, vous qui serez, dit-on, consul, ou quelque chose comme tribun, songez bien, dit Bixiou, que je vous ai depuis douze ans demandé votre protection.
— Il ne vous arrivera rien, car il nous faudra des loustics, et vous pourrez prendre l’emploi de Barrère, répondit le pédicure.
— Et moi, dit Léon.
— Ah ! vous, vous êtes mon client, c’est ce qui vous sauvera ; car le génie est un odieux privilége à qui l’on accorde trop en France, et nous serons forcés de démolir quelques-uns de nos grands hommes pour apprendre aux autres à savoir être simples citoyens...
Le pédicure parlait d’un air moitié sérieux, moitié badin, qui faisait frissonner Gazonal.
— Ainsi, dit le Méridional, plus de religion ?
— Plus de religion de l’État, reprit le pédicure en soulignant les deux derniers mots, chacun aura la sienne. C’est fort heureux qu’on protége en ce moment les couvents, ça nous prépare les fonds de notre gouvernement. Tout conspire pour nous. Ainsi tous ceux qui plaignent les peuples, qui braillent sur la question des prolétaires et des salaires, qui font des ouvrages contre les Jésuites, qui s’occupent de l’amélioration de n’importe quoi... les Communistes, les Humanitaires... vous comprenez, tous ces gens-là sont notre avant-garde. Pendant que nous amassons de la poudre, ils tressent la mèche à laquelle l’étincelle d’une circonstance mettra le feu.
— Ah ! çà, que voulez-vous donc pour le bonheur de la France ? demanda Gazonal.
— L’égalité pour les citoyens, le bon marché de toutes les denrées... Nous voulons qu’il n’y ait plus de gens manquant de tout, et des millionnaires, des suceurs de sang et des victimes !
— C’est ça ! le maximum et le minimum, dit Gazonal.
— Vous avez dit la chose, répliqua nettement le pédicure.
— Plus de fabricants ?... demanda Gazonal.
— On fabriquera pour le compte de l’État, nous serons tous usufruitiers de la France... On y aura sa ration comme sur un vaisseau, et tout le monde y travaillera selon ses capacités.
— Bon ! dit Gazonal, et en attendant que vous puissiez couper la tête aux aristocrates...
— Je leur rogne les ongles, dit le républicain radical qui serrait ses outils et qui finit la plaisanterie lui-même.
Il salua très-poliment et sortit.
— Est-ce possible ? en 1845 ?... s’écria Gazonal.
— Si nous en avions le temps, nous te montrerions, répondit le paysagiste, tous les personnages de 1793, tu causerais avec eux. Tu viens de voir Marat, eh ! bien, nous connaissons Fouquier-Tinville, Collot-d’Herbois, Roberspierre, Chabot, Fouché, Barras, et il y a même une madame Rolland.
— Allons, dans cette représentation, le tragique n’a pas manqué, dit le Méridional.
— Il est six heures, avant que nous ne te menions voir les Saltimbanques que joue Odry ce soir, dit Léon à son cousin, il est nécessaire d’aller faire une visite à madame Cadine, une actrice que cultive beaucoup ton rapporteur Massol, et à qui tu auras ce soir à faire une cour assidue.
— Comme il faut vous concilier cette puissance, je vais vous donner quelques instructions, reprit Bixiou. Employez-vous des ouvrières à votre fabrique ?...
— Certainement, répondit Gazonal.
— Voilà tout ce que je voulais savoir, dit Bixiou, vous n’êtes pas marié, vous êtes un gros...
— Oui ! s’écria Gazonal, vous avez deviné mon fort, j’aime les femmes....
— Eh ! bien, si vous voulez exécuter la petite manœuvre que je vais vous prescrire, vous connaîtrez, sans dépenser un liard, les charmes qu’on goûte dans l’intimité d’une actrice.
En arrivant rue de la Victoire où demeure la célèbre actrice, Bixiou, qui méditait une espièglerie contre le défiant Gazonal, avait à peine achevé de lui tracer son rôle ; mais le méridional avait, comme on va le voir, compris à demi-mot.
Les trois amis montèrent au deuxième étage d’une assez belle maison, et trouvèrent Jenny Cadine achevant de dîner, car elle jouait dans la pièce donnée en second au Gymnase. Après la présentation de Gazonal à cette puissance, Léon et Bixiou, pour le laisser seul avec elle, trouvèrent le prétexte d’aller voir un nouveau meuble, mais avant de quitter l’actrice, Bixiou lui avait dit à l’oreille : — C’est le cousin de Léon, un fabricant riche à millions, et qui pour gagner son procès au Conseil-d’État contre le Préfet juge à propos de vous séduire.
Tout Paris connaît la beauté de cette jeune première, on comprendra donc la stupéfaction du Méridional en la voyant. D’abord, reçu presque froidement, il devint l’objet des bonnes grâces de Jenny Cadine pendant les quelques minutes où ils restèrent seuls.
— Comment, dit Gazonal en regardant avec dédain le mobilier du salon par la porte que ses complices avaient laissée entr’ouverte, et en supputant ce que valait celui de la salle à manger, comment laisse-t-on une femme comme vous dans un pareil chenil ?...
— Ah ! voilà, que voulez-vous, Massol n’est pas riche, j’attends qu’il devienne ministre...
— Quel homme heureux ! s’écria Gazonal en poussant un soupir d’homme de province.
— Bon ! se dit en elle-même l’actrice, mon mobilier sera renouvelé, je pourrai donc lutter avec Carabine !
— Eh ! bien, dit Léon en rentrant, vous viendrez chez Carabine, ce soir, on y soupe, on y lansquenette.
— Monsieur y sera-t-il ? dit gracieusement et naïvement Jenny Cadine.
— Oui, madame, fit Gazonal ébloui de ce rapide succès.
— Mais Massol y vient, repartit Bixiou.
— Eh ! bien ? qu’est-ce que cela fait ? répliqua Jenny. Mais partons, mes bijoux, il faut que j’aille à mon théâtre.
Gazonal donna la main à l’actrice jusqu’à la citadine qui l’attendait, et il la lui pressait si tendrement, que Jenny Cadine répondit en se secouant les doigts : — Hé ! je n’en ai pas de rechange !...
Quand il fut dans la voiture, Gazonal essaya de serrer Bixiou par la taille, en s’écriant : — Elle a mordu ! vous êtes un fier scélérat...
— Les femmes le disent, répliqua Bixiou.
A onze heures et demie, après le spectacle, une citadine emmena les trois amis chez mademoiselle Sérafine Sinet, plus connue sous le nom de Carabine, un de ces noms de guerre que prennent les illustres lorettes ou qu’on leur donne, et qui venait peut-être de ce qu’elle avait toujours tué son pigeon.
Carabine, devenue presque une nécessité pour le fameux banquier Du Tillet, député du centre gauche, habitait alors une charmante maison de la rue Saint-Georges. Il est dans Paris des maisons dont les destinations ne varient pas, et celle-ci avait déjà vu sept existences de courtisanes. Un agent de change y avait logé, vers 1827, Suzanne du Val-Noble, devenue depuis madame Gaillard. La fameuse Esther y fit faire au baron de Nucingen les seules folies qu’il ait faites. Florine, puis celle qu’on nommait plaisamment feu madame Schontz y avaient tour à tour brillé. Ennuyé de sa femme, Du Tillet avait acquis cette petite maison moderne, et y avait installé l’illustre Carabine dont l’esprit vif, les manières cavalières, le brillant dévergondage formaient un contre-poids aux travaux de la vie domestique, politique et financière. Que Du Tillet ou Carabine fussent ou ne fussent pas au logis, la table était servie, et splendidement, pour dix couverts tous les jours. Les artistes, les gens de lettres, les journalistes, les habitués de la maison y mangeaient. On y jouait le soir. Plus d’un membre de l’une et l’autre Chambre venait chercher là ce qui s’achète aux poids de l’or à Paris, le plaisir. Les femmes excentriques, ces météores du firmament parisien qui se classent si difficilement, apportaient là les richesses de leurs toilettes.
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