Mais, moi, je suis journalier. S’il y a des jours où je mens comme un programme, il y en a d’autres où je ne peux pas être sérieux. Je suis dans mon jour d’hilarité. Or, en ce moment, le chef du cabinet, sommé par l’Opposition de livrer les secrets de la diplomatie, est en train de faire ses exercices à la tribune, et, comme il est honnête homme, qu’il ne ment pas pour son compte, il m’a dit à l’oreille avant de monter à l’assaut : Je ne sais quoi leur débiter !... En le voyant là, le fou-rire m’a pris, et je suis sorti, car on ne peut pas rire au banc des ministres, où ma jeunesse me revient parfois intempestivement.
— Enfin ! s’écria Gazonal, je trouve un honnête homme dans Paris ! Vous devez être un homme bien supérieur ! dit-il en regardant l’inconnu.
— Ah ! çà, qui est monsieur ? dit le ci-devant jeune homme en examinant Gazonal.
— Mon cousin, répliqua vivement Léon. Je réponds de son silence et de sa probité comme de moi-même. C’est lui qui nous amène ici, car il a un procès administratif qui dépend de ton ministère, son préfet veut tout bonnement le ruiner, et nous sommes venus te voir pour empêcher le Conseil-d’État de consommer une injustice...
— Quel est le rapporteur ?...
— Massol.
— Bon !
— Et nos amis Giraud et Claude Vignon sont dans la section, dit Bixiou.
— Dis-leur un mot, et qu’ils viennent ce soir chez Carabine où du Tillet donne une fête à propos de rail-ways, car on détrousse maintenant plus que jamais sur les chemins, ajouta Léon.
— Ah, çà ! mais c’est dans les Pyrénées ?... demanda le jeune homme devenu sérieux.
— Oui, dit Gazonal.
— Et vous ne votez pas pour nous dans les élections ?... dit l’homme d’État en regardant Gazonal.
— Non ; mais, après ce que vous venez de dire devant moi, vous m’avez corrompu ; foi de commandant de la garde nationale, je vous fais nommer votre candidat...
— Eh ! bien, peux-tu garantir encore ton cousin ?... demanda le jeune homme à Léon.
— Nous le formons... dit Bixiou d’un ton profondément comique.
— Eh ! bien, je verrai... dit ce personnage en quittant ses amis et retournant avec précipitation à la salle des séances.
— Ah ! çà, qui est-ce ? demanda Gazonal.
— Eh ! bien, le comte de Rastignac, le ministre dans le département de qui se trouve ton affaire...
— Un ministre !... c’est pas plus que cela ?
— Mais c’est un vieil ami à nous. Il a trois cent mille livres de rentes, il est pair de France, le roi l’a fait comte, c’est le gendre de Nucingen, et c’est un des deux ou trois hommes d’État enfantés par la révolution de juillet ; mais le pouvoir l’ennuie quelquefois, et il vient rire avec nous...
— Ah ! çà, cousin, tu ne nous avais pas dit que tu étais de l’Opposition là-bas ?... demanda Léon en prenant Gazonal par le bras. Es-tu bête ? Qu’il y ait un député de plus ou de moins à gauche ou à droite, cela te met-il dans de meilleurs draps ?...
— Nous sommes pour les autres...
— Laissez-les, dit Bixiou tout aussi comiquement que l’eût dit Monrose, ils ont pour eux la Providence, elle les ramènera bien sans vous et malgré eux... Un fabricant doit être fataliste.
— Bon ! voilà Maxime avec Canalis et Giraud ! s’écria Léon.
— Venez, ami Gazonal, les acteurs promis arrivent en scène, lui dit Bixiou.
Et tous trois ils s’avancèrent vers les personnages indiqués qui paraissaient quasi désœuvrés.
— Vous a-t-on envoyé promener, que vous allez comme ça ?... dit Bixiou à Giraud.
— Non, l’on vote au scrutin secret, répondit Giraud.
— Et comment le chef du cabinet s’en est-il tiré ?
— Il a été magnifique ! dit Canalis.
— Magnifique ! répéta Giraud.
— Magnifique ! dit Maxime.
— Ah ! çà, la droite, la gauche, le centre sont unanimes ?
— Nous avons tous une idée différente, fit observer Maxime de Trailles, député ministériel.
— Oui, reprit Canalis en riant, le député qui siégeait vers la droite, quoiqu’il eût été déjà ministre.
— Ah ! vous avez eu tout à l’heure un beau triomphe ! dit Maxime à Canalis, car c’est vous qui avez forcé le ministre à monter à la tribune.
— Et à mentir comme un charlatan, répliqua Canalis.
— La belle victoire ! répondit l’honnête Giraud. A sa place, qu’auriez-vous fait ?
— J’aurais menti.
— Ça ne s’appelle pas mentir, dit Maxime de Trailles, cela s’appelle couvrir la couronne.
Et il emmena Canalis à quelques pas de là.
— C’est un bien grand orateur ! dit Léon à Giraud en lui montrant Canalis.
— Oui et non, répondit le conseiller d’État, il est creux, il est sonore, c’est plutôt un artiste en paroles qu’un orateur. Enfin c’est un bel instrument, mais ce n’est pas la musique ; aussi n’a-t-il pas et n’aura-t-il jamais l’oreille de la Chambre. Il se croit nécessaire à la France ; mais, dans aucun cas, il ne peut être l’homme de la situation.
Canalis et Maxime étaient revenus vers le groupe au moment où Giraud, le député du centre gauche, venait de prononcer cet arrêt. Maxime prit Giraud par le bras et l’entraîna loin du groupe pour lui faire peut-être les mêmes confidences qu’à Canalis.
— Quel honnête et digne garçon, dit Léon en désignant Giraud à Canalis.
— C’est de ces probités qui tuent les gouvernements, répondit Canalis.
— A votre avis, est-ce un bon orateur ?...
— Oui et non, répondit Canalis ; il est verbeux, il est filandreux. C’est un ouvrier en raisonnements, c’est un bon logicien ; mais il ne comprend pas la grande logique, celle des événements et des affaires : aussi n’a-t-il pas et n’aura-t-il jamais l’oreille de la Chambre...
Au moment où Canalis portait cet arrêt sur Giraud, celui-ci revint avec Maxime vers le groupe ; et, oubliant qu’il se trouvait un étranger dont la discrétion ne leur était pas connue comme celle de Léon et de Bixiou, il prit la main à Canalis d’une façon significative.
— Eh ! bien, lui dit-il, je consens à ce que propose monsieur le comte de Trailles, je vous ferai l’interpellation...
— Nous aurons alors la Chambre à nous dans cette question ; car un homme de votre portée et de votre éloquence a toujours l’oreille de la Chambre, répondit Canalis. Je répondrai...
— Vous pourrez décider un changement de cabinet, car vous ferez sur un semblable terrain tout ce que vous voudrez de la Chambre et vous deviendrez l’homme de la situation...
— Maxime les a mis dedans tous les deux, dit Léon à son cousin. Ce gaillard-là se trouve dans les intrigues de la Chambre comme un poisson dans l’eau.
— Qui est-ce ? demanda Gazonal.
— Un ex-coquin, répondit Bixiou.
— Giraud ! cria Léon au Conseiller-d’État, ne vous en allez pas sans avoir demandé à Rastignac ce qu’il m’a promis de vous dire relativement à un procès que vous jugez après-demain, et qui regarde mon cousin.
Et les trois amis suivirent les trois hommes politiques à distance en se dirigeant vers la salle des Pas-Perdus.
— Tiens, cousin, regarde ces deux hommes, dit Léon à Gazonal en lui montrant un ancien ministre fort célèbre et le chef du centre gauche, voilà deux orateurs qui ont l’oreille de la Chambre et qu’on a plaisamment surnommés des ministres au département de l’opposition ; ils ont si bien l’oreille de la Chambre qu’ils la lui tirent fort souvent.
— Il est quatre heures, revenons rue de Berlin, dit Bixiou.
— Oui, tu viens de voir le cœur du gouvernement, il faut t’en montrer les helminthes, les ascarides, le tœnia, le républicain, puisqu’il faut l’appeler par son nom, dit Léon à son cousin.
Une fois les trois amis emballés dans leur fiacre, Gazonal regarda railleusement son cousin et Bixiou comme un homme qui voulait lâcher un flot de bile oratoire et méridionale.
— Je me défiais bienn de cette grande bagasse de ville ; mais depuis ce matin, je la mprise ! La pauvre province tant mesquine est une honnête fille ; mais Paris c’est une prostituée, avide, menteuse, comédienne, et je suis bienn content de n’y avoir rienn laissé de ma peau.....
— La journée n’est pas finie, dit sentencieusement Bixiou qui cligna de l’œil en regardant Léon.
— Et pourquoi te plains-tu bêtement, dit Léon, d’une prétendue prostitution à laquelle tu vas devoir le gain de ton procès ?... Te crois-tu plus vertueux que nous et moins comédien, moins avide, moins facile à descendre une pente quelconque, moins vaniteux que tous ceux avec qui nous avons joué comme avec des pantins ?
— Essayez de m’entamer...
— Pauvre garçon ! dit Léon en haussant les épaules, n’as-tu pas déjà promis ton influence électorale à Rastignac.
— Oui, parce qu’il est le seul qui se soit mis à rire de lui-même...
— Pauvre garçon ! répéta Bixiou, vous me défiez, moi qui n’ai fait que rire !... Vous ressemblez à un roquet impatientant un tigre... Ah ! si vous nous aviez vus nous moquant de quelqu’un... Savez-vous que nous pouvons rendre fou un homme sain d’esprit ?...
Cette conversation mena Gazonal jusque chez son cousin, où la vue des richesses mobilières lui coupa la parole et mit fin à ce débat. Le Méridional s’aperçut, mais plus tard, que Bixiou l’avait déjà fait poser.
A cinq heures et demie, au moment où Léon de Lora faisait sa toilette pour le soir, au grand ébahissement de Gazonal, qui nombrait les mille et une superfluités de son cousin et qui admirait le sérieux du valet de chambre en fonctions, on annonça le pédicure de monsieur.
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