Si le castor coûte trente francs ! c’est toujours le même problème. Quand je dis castor, il ne s’achète plus dix livres de poil de castor en France. Cet article coûte trois cent cinquante francs la livre, il en faut une once pour un chapeau ; mais le chapeau de castor ne vaut rien. Ce poil prend mal la teinture, rougit en dix minutes au soleil, et le chapeau se bossue à la chaleur. Ce que nous appelons castor est tout bonnement du poil de lièvre. Les belles qualités se font avec le dos de la bête, les secondes avec les flancs, la troisième avec le ventre. Je vous dis le secret du métier, vous êtes des gens d’honneur. Mais que nous ayons du lièvre ou de la soie sur la tête, quinze ou trente francs, le problème est toujours insoluble. Il faut alors payer son chapeau, voilà pourquoi le chapeau reste ce qu’il est. L’honneur de la France vestimentale sera sauvé le jour où les chapeaux gris à calottes rondes coûteront cent francs ! Nous pourrons alors, comme les tailleurs, faire crédit. Pour arriver à ce résultat, il faudrait se décider à porter la boucle et le ruban d’or, la plume, les revers de satin comme sous Louis XIII et Louis XIV. Notre commerce, entrant alors dans la fantaisie, décuplerait. Le marché du monde appartiendrait à la France, comme pour les modes de femmes, auxquelles Paris donnera toujours le ton ; tandis que notre chapeau actuel peut se fabriquer partout. Il y a dix millions d’argent étranger à conquérir annuellement pour notre pays dans cette question...
— C’est une révolution ! lui dit Bixiou en faisant l’enthousiaste.
— Oui, radicale, car il faut changer la forme.
— Vous êtes heureux à la façon de Luther, dit Léon qui cultive toujours le calembour, vous rêvez une Réforme.
— Oui, monsieur. Ah ! si douze ou quinze artistes, capitalistes ou dandies qui donnent le ton voulaient avoir du courage pendant vingt-quatre heures, la France gagnerait une belle bataille commerciale ! Tenez, je le dis à ma femme : pour réussir, je donnerais ma fortune ! Oui, toute mon ambition est de régénérer la chose et disparaître !...
— Cet homme est colossal, dit Gazonal en sortant, mais je vous assure que tous vos originaux ont quelque chose de méridional....
— Allons par là, dit Bixiou qui désigna la rue Saint-Marc.
— Nous allons voir ôte chozze...
— Vous allez voir l’usurière des rats, des marcheuses, une femme qui possède autant de secrets affreux que vous apercevez de robes pendues derrière son vitrage, dit Bixiou.
Et il montrait une de ces boutiques dont la négligence fait tache au milieu des éblouissants magasins modernes. C’était une boutique à devanture peinte en 1820 et qu’une faillite avait sans doute laissée au propriétaire de la maison dans un état douteux ; la couleur avait disparu sous une double couche imprimée par l’usage et grassement épaissie par la poussière ; les vitres étaient sales, le bec de cane tournait de lui-même, comme dans tous les endroits d’où l’on sort encore plus promptement qu’on y est entré.
— Que dites-vous de ceci, n’est-ce pas la cousine germaine de la Mort ? dit le dessinateur à l’oreille de Gazonal en lui montrant au comptoir une terrible compagnonne, eh ! bien, elle se nomme madame Nourrisson.
— Madame, combien cette guipure ? demanda le fabricant qui voulait lutter de verve avec les deux artistes.
— Pour vous qui venez de loin, monsieur, ce ne sera que cent écus, répondit-elle.
En remarquant une cabriole particulière aux Méridionaux, elle ajouta d’un air pénétré : — Cela vient de la pauvre princesse de Lamballe.
— Comment ! si près du Château ? s’écria Bixiou.
— Monsieur, ils n’y croient pas, répondit-elle.
— Madame, nous ne venons pas pour acheter, dit bravement Bixiou.
— Je le vois bien, monsieur, répliqua madame Nourrisson.
— Nous avons plusieurs choses à vendre, dit l’illustre caricaturiste en continuant, je demeure rue Richelieu, 112, au sixième. Si vous vouliez y passer dans un moment, vous pourriez faire un fameux marché ?...

— Monsieur désire peut-être quelques aunes de mousseline bien portées ? demanda-t-elle en souriant.
— Non, il s’agit d’une robe de mariage, répondit gravement Léon de Lora.
Un quart d’heure après, madame Nourrisson vint en effet chez Bixiou, qui, pour finir cette plaisanterie, avait emmené chez lui Léon et Gazonal ; madame Nourrisson les trouva sérieux comme des auteurs dont la collaboration n’obtient pas tout le succès qu’elle mérite.
— Madame, lui dit l’intrépide mystificateur en lui montrant une paire de pantoufles de femme, voilà qui vient de l’impératrice Joséphine.
Il fallait bien rendre à madame Nourrisson la monnaie de sa princesse de Lamballe.
— Ça ?... fit-elle, c’est fait de cette année, voyez cette marque en dessous ?
— Ne devinez-vous pas que ces pantoufles sont une préface, répondit Léon, quoiqu’elles soient ordinairement une conclusion de roman ?
— Mon ami que voici, reprit Bixiou en désignant le Méridional, dans un immense intérêt de famille, voudrait savoir si une jeune personne, d’une bonne, d’une riche maison et qu’il désire épouser, a fait une faute ?
— Combien monsieur donnera-t-il ? demanda-t-elle en regardant Gazonal que rien n’étonnait plus.
— Cent francs, répondit le fabricant.
— Merci, dit-elle en grimaçant un refus à désespérer un macaque.
— Que voulez-vous donc, ma petite madame Nourrisson ? demanda Bixiou qui la prit par la taille.
— D’abord, mes chers messieurs, depuis que je travaille, je n’ai jamais vu personne, ni homme ni femme, marchandant le bonheur ! Et, puis, tenez ? vous êtes trois farceurs, reprit-elle en laissant venir un sourire sur ses lèvres froides et le renforçant d’un regard glacé par une défiance de chatte. — S’il ne s’agit pas de votre bonheur, il est question de votre fortune ; et, à la hauteur où vous êtes logés, l’on marchande encore moins une dot. — Voyons, dit-elle, en prenant un air doucereux, de quoi s’agit-il, mes agneaux ?
— De la maison Beunier et Cie, répondit Bixiou bien aise de savoir à quoi s’en tenir sur une personne qui l’intéressait.
— Oh ! pour ça, reprit-elle, un louis, c’est assez...
— Et comment ?
— J’ai tous les bijoux de la mère ; et, de trois en trois mois, elle est dans ses petits souliers, allez ! elle est bien embarrassée de me trouver les intérêts de ce que je lui ai prêté. Vous voulez vous marier par là, jobard ?... dit-elle, donnez-moi quarante francs, et je jaserai pour plus de cent écus.
Gazonal fit voir une pièce de quarante francs, et madame Nourrisson donna des détails effrayants sur la misère secrète de quelques femmes dites comme il faut. La revendeuse mise en gaieté par la conversation se dessina. Sans trahir aucun nom, aucun secret, elle fit frissonner les deux artistes en leur démontrant qu’il se rencontrait peu de bonheurs, à Paris, qui ne fussent assis sur la base vacillante de l’emprunt. Elle possédait dans ses tiroirs des feues grand’mères, des enfants vivants, des défunts maris, des petites-filles mortes, souvenirs entourés d’or et de brillants ! Elle apprenait d’effrayantes histoires en faisant causer ses pratiques les unes sur les autres, en leur arrachant leurs secrets dans les moments de passion, de brouilles, de colères, et dans ces préparations anodines que veut un emprunt pour se conclure.
— Comment avez-vous été amenée à faire ce commerce ? demanda Gazonal.
— Pour mon fils, dit-elle avec naïveté.
Presque toujours, les revendeuses à la toilette justifient leur commerce par des raisons pleines de beaux motifs. Madame Nourrisson se posa comme ayant perdu plusieurs prétendus, trois filles qui avaient très-mal tourné, toutes ses illusions, enfin ! Elle montra, comme étant celles de ses plus belles valeurs, des reconnaissances du Mont-de-Piété pour prouver combien son commerce comportait de mauvaises chances. Elle se donna pour gênée au Trente prochain. On la volait beaucoup, disait-elle.
Les deux artistes se regardèrent en entendant ce mot un peu trop vif.
— Tenez, mes enfants, je vas vous montrer comment l’on nous refait ! Il ne s’agit pas de moi, mais de ma voisine d’en face, madame Mahuchet, la cordonnière pour femmes. J’avais prêté de l’argent à une comtesse, une femme qui a trop de passions eu égard à ses revenus. Ça se carre sur de beaux meubles, dans un magnifique appartement ! Ça reçoit, ça fait, comme nous disons, un esbrouffe du diable.
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