Aujourd’hui chaque état s’est renouvelé. Les épiciers deviennent pairs de France, les artistes capitalisent, les vaudevillistes ont des rentes. Si quelques rares figures restent ce qu’elles étaient jadis, en général les professions n’ont plus leur costume spécial, ni leurs anciennes mœurs. Si nous avons eu Gobseck, Gigonnet, Chaboisseau, Samanon, les derniers des Romains, nous jouissons aujourd’hui de Vauvinet, l’usurier bon enfant, petit maître qui hante les coulisses, les lorettes, et qui se promène dans un petit coupé bas à un cheval... Observez bien, mon homme, ami Gazonal, vous allez voir la comédie de l’argent, l’homme froid qui ne veut rien donner, l’homme chaud qui soupçonne un bénéfice, écoutez-le, surtout !

Et tous trois, ils entrèrent au deuxième étage d’une maison de très-belle apparence située sur le boulevard des Italiens, et s’y trouvèrent environnés de toutes les élégances alors à la mode. Un jeune homme d’environ vingt-huit ans vint à leur rencontre d’un air presque riant, car il vit Léon de Lora le premier. Vauvinet donna la poignée de main, en apparence la plus amicale, à Bixiou, salua d’un air froid Gazonal, et les fit entrer dans un cabinet, où tous les goûts du bourgeois se devinaient sous l’apparence artistique de l’ameublement, et malgré les statuettes à la mode, les mille petites choses appropriées à nos petits appartements par l’art moderne qui s’est fait aussi petit que le consommateur. Vauvinet était mis, comme les jeunes gens qui se livrent aux affaires, avec une recherche excessive qui, pour beaucoup d’entre eux est une espèce de prospectus.

— Je viens te chercher de la monnaie, dit en riant Bixiou qui présenta ses effets.

Vauvinet prit un air sérieux dont sourit Gazonal, tant il y eut de différence entre le visage riant et le visage de l’escompteur mis en demeure.

— Mon cher, dit Vauvinet en regardant Bixiou, ce serait avec le plus grand plaisir que je t’obligerais, mais je n’ai pas d’argent en ce moment.

— Ah ! bah !

— Oui, j’ai tout donné, tu sais à qui... Ce pauvre Lousteau s’est associé pour la direction d’un théâtre avec un vieux vaudevilliste très-protégé par le ministère... Ridal ; et il leur a fallu trente mille francs, hier. Je suis à sec, et tellement à sec, que je vais envoyer chercher de l’argent chez Cérizet pour payer cent louis perdus au lansquenet, ce matin, chez Jenny-Cadine...

— Il faut que vous soyez bien à sec pour ne pas obliger ce pauvre Bixiou, dit Léon de Lora, car il est bien mauvaise langue quand il se trouve à la côte...

— Mais, reprit Bixiou, je ne puis dire que du bien de Vauvinet, il est plein de bien...

— Mon cher, reprit Vauvinet, il me serait impossible, eussé-je de l’argent, de t’escompter, fût-ce à cinquante pour cent, des billets souscrits par ton portier... Le Ravenouillet n’est pas demandé. Ce n’est pas là du Rothschild. Je te préviens que cette valeur est très-éventée, il te faut inventer une autre maison. Cherche un oncle ? car un ami qui nous signe des billets, ça ne se voit plus, le positif du siècle fait d’horribles progrès.

— J’ai, dit Bixiou qui désigna le cousin de Léon, j’ai monsieur... un de nos plus illustres fabricants de drap du Midi, nommé Gazonal... Il n’est pas très-bien coiffé, reprit-il en regardant la chevelure ébouriffée et luxuriante du provincial, mais je vais le mener chez Marius qui va lui ôter cette apparence de caniche si nuisible à sa considération et à la nôtre.

— Je ne crois pas aux valeurs du Midi, soit dit sans offenser monsieur, répondit Vauvinet qui rendit Gazonal si content que Gazonal ne se fâcha point de cette insolence.

Gazonal, en homme excessivement pénétrant, crut que le peintre et Bixiou voulaient, pour lui apprendre à connaître Paris, lui faire payer mille francs le déjeuner du Café de Paris, car le fils du Roussillon n’avait pas encore quitté cette prodigieuse défiance qui bastionne à Paris l’homme de province.

— Comment veux-tu que j’aie des affaires à deux cent cinquante lieues de Paris, dans les Pyrénées, ajouta Vauvinet.

— C’est donc dit, reprit Bixiou.

— J’ai vingt francs chez moi, dit le jeune escompteur.

— J’en suis fâché pour toi, répliqua le mystificateur. Je croyais valoir mille francs, dit-il sèchement.

— Tu vaux cent mille francs, reprit Vauvinet, quelquefois même tu es impayable... mais je suis à sec.

— Eh ! bien, répondit Bixiou, n’en parlons plus... Je t’avais ménagé pour ce soir, chez Carabine, la meilleure affaire que tu pouvais souhaiter... tu sais...

Vauvinet cligna d’un œil en regardant Bixiou, grimace que font les maquignons pour se dire entre eux : « Ne joutons pas de finesse. »

— Tu ne te souviens plus de m’avoir pris par la taille, absolument comme une jolie femme, en me caressant du regard et de la parole, reprit Bixiou, quand tu me disais : — Je ferai tout pour toi, si tu peux me procurer au pair des actions du chemin de fer, que soumissionnent du Tillet et Nucingen. Eh ! bien, mon cher, Maxime et Nucingen viennent chez Carabine qui reçoit ce soir beaucoup d’hommes politiques. Tu perds là, mon vieux, une belle occasion. Allons, adieu, carotteur.

Et Bixiou se leva, laissant Vauvinet assez froid en apparence, mais réellement mécontent comme un homme qui reconnaît avoir fait une sottise.

— Mon cher, un instant... dit l’escompteur, si je n’ai pas d’argent, j’ai du crédit... Si tes billets ne valent rien, je puis les garder et te donner en échange des valeurs de portefeuille.... Enfin, nous pouvons nous entendre pour les actions du chemin de fer, nous partagerions, dans une certaine proportion, les bénéfices de cette opération, et je te ferais alors une remise à valoir sur les bénéf...

— Non, non, répondit Bixiou, j’ai besoin d’argent, il faut que je fasse mon Ravenouillet...

— Ravenouillet est, d’ailleurs très-bon, dit Vauvinet ; il place à la caisse d’épargnes, il est excellent...

— Il est meilleur que toi, ajouta Léon, car il ne stipendie pas de lorette, il n’a pas de loyer, il ne se lance pas dans les spéculations en craignant tout de la hausse ou de la baisse...

— Vous croyez rire, grand homme, reprit Vauvinet devenu jovial et caressant, vous avez mis en élixir la fable de La Fontaine, le chêne et le roseau. — Allons, Gubetta, mon vieux complice, dit Vauvinet en prenant Bixiou par la taille, il te faut de l’argent, eh ! bien, je puis bien emprunter trois mille francs à mon ami Cérizet, au lieu de deux mille... Et Soyons amis, Cinna !... donne-moi tes deux feuilles de chou-colossal. Si je t’ai refusé, c’est qu’il est bien dur à un homme, qui ne peut faire son pauvre commerce qu’en passant ses valeurs à la Banque, de garder ton Ravenouillet dans le tiroir de son bureau...