On assure que c’est un ange. Ne serez-vous pas bien fier quand vous aurez réussi à plonger dans la misère une fille de bonne maison, qui comptait, à bon droit, sur un mariage honorable et sur une vie conforme à son rang et à son éducation ? C’est là le grand désespoir qui attend son pauvre père. Mais voyons, dites-moi vos expédients ; car vous avez cherché et trouvé quelque chose, n’est-ce pas ?

– Oui ! répondis-je après avoir réfléchi comme on peut réfléchir dans la fièvre, oui, madame, j’ai trouvé une solution.

 

 

IV

 

L’immortelle

 

J’eus à peine donné cette espérance de succès, que je m’effrayai de l’avoir eue moi-même. Mais il n’y avait plus moyen de reculer. Ma belle cliente me pressait de questions.

– Eh bien, madame, lui dis-je, il faut trouver le moyen de faire parler l’oracle, sans jouer le rôle d’imposteur ; mais il faut que vous me donniez, sur l’apparition dont ce château passe pour être le théâtre, des détails qui me manquent.

– Voulez-vous voir les vieilles paperasses d’où j’ai tiré mon extrait ? s’écria-t-elle avec joie. Je les ai ici.

Elle ouvrit un meuble dont elle avait la clef et me montra une assez longue notice, avec commentaires écrits à diverses époques par divers chroniqueurs attachés à la chapelle du château ou au chapitre d’un couvent voisin qui avait été sécularisé sous le dernier règne.

Comme je n’étais pas pressé de prendre un engagement qui eût abrégé le temps accordé à ma mission, je remis la lecture de ce fantastique dossier à la veillée, et je me laissai chastement cajoler par mon enchanteresse. Je m’imaginai qu’elle y mettait une délicate coquetterie, soit qu’elle tînt à ses idées au point de se compromettre un peu pour les faire triompher, soit que ma résistance excitât son légitime orgueil de femme irrésistible, soit enfin, et je m’arrêtais avec délices à cette dernière supposition, qu’elle sentît pour moi une estime particulière.

Elle fut forcée de me quitter : d’autres visites arrivaient. Il y eut du monde à dîner ; elle me présenta à ses nobles voisins avec une distinction marquée, et me témoigna devant eux plus d’égards que je n’avais peut-être droit d’en attendre. Quelques-uns parurent trouver que c’était trop pour un petit robin de ma sorte, et tentèrent de le lui faire entendre. Elle prouva qu’elle ne craignait guère la critique, et montra tant de vaillance à me soutenir, que j’en devins un peu fou.

Lorsque nous fûmes seuls ensemble, madame d’Ionis me demanda ce que je comptais faire des manuscrits relatifs à l’apparition des trois dames vertes. J’avais la tête montée, il me semblait que j’étais aimé et que je ne devais plus redouter de railleries. Je lui racontai donc ingénument la vision que j’avais eue, et celle, toute semblable, que m’avait racontée l’abbé de Lamyre.

– Me voilà donc forcé de croire, ajoutai-je, qu’il est certaines situations de l’âme où, sans frayeur comme sans charlatanisme et sans superstition, certaines idées se revêtent d’images qui trompent nos sens, et je veux étudier ce phénomène, déjà subi par moi, dans les relations sages ou folles de ceux chez lesquels il a pu se produire. Je ne vous cache pas que, contrairement à mes habitudes d’esprit, loin de me défendre du charme des illusions, je ferai tout mon possible pour leur abandonner mon cerveau. Et si, dans cette disposition d’esprit toute poétique, je réussis à voir et à entendre quelque fantôme qui me commande de vous obéir, je ne reculerai pas devant le serment que pourront exiger ensuite M. d’Ionis et sa mère. Je ne serai pas forcé de jurer que je crois aux révélations des esprits et aux apparitions des morts, car je n’y croirai peut-être pas pour cela ; mais, en affirmant que j’ai entendu des voix, puisque aujourd’hui même je puis affirmer que j’ai vu des ombres, je ne serai pas un menteur ; et peu m’importe de passer pour un insensé, si vous me faites l’honneur de ne pas partager cette opinion.

Madame d’Ionis montra un grand étonnement de ce que je lui disais, et me fit beaucoup de questions sur ma vision dans la chambre aux dames. Elle m’écouta sans rire, et même elle s’étonna du calme avec lequel j’avais subi cette étrange aventure.

– Je vois, me dit-elle, que vous êtes un esprit très courageux. Quant à moi, à votre place, j’aurais eu peur, je le confesse. Avant que je vous permette de recommencer cette épreuve, jurez-moi que vous n’en serez ni plus effrayé ni plus affecté que la première fois.

– Je crois pouvoir vous le promettre, lui répondis-je. Je me sens excessivement calme, et, dussé-je voir quelque spectacle effrayant, j’espère rester assez maître de moi-même pour ne l’attribuer qu’à ma propre imagination.

– Est-ce donc cette nuit que vous voulez faire cette évocation singulière ?

– Peut-être ; mais je veux d’abord lire tout ce qui y a rapport. Je voudrais aussi parcourir quelque ouvrage sur ces matières, non un ouvrage de critique dénigrante, je suis bien assez porté au doute, mais un de ces vieux traités naïfs, où, parmi beaucoup d’enfantillages, il peut se trouver des idées ingénieuses.

– Eh bien, vous avez raison, dit-elle, mais je ne sais quel ouvrage vous conseiller : je n’ai guère fouillé dans ces vieux livres. Si vous voulez, demain, chercher dans la bibliothèque...

– Si vous le permettez, je ferai cette étude tout de suite. Il n’est que onze heures, c’est le moment où votre maison devient calme et silencieuse. Je veillerai dans la bibliothèque, et, si je puis venir à bout de m’exalter un peu, je serai d’autant mieux disposé à retourner dans ma chambre pour offrir aux trois dames le souper commémoratif qui a la vertu de les attirer.

– J’y ferai donc porter le fameux plateau, dit madame d’Ionis en souriant, et j’ai besoin de m’efforcer de trouver cela fort singulier pour n’en être pas un peu émue.

– Quoi ! madame, vous aussi... ?

– Eh ! mon Dieu, reprit-elle, que sait-on ? On rit de tout, aujourd’hui ; en est-on plus sage qu’autrefois ? Nous sommes des créatures faibles qui nous croyons fortes : qui sait si ce n’est point à cause de cela que nous nous rendons plus matériels que Dieu ne le voudrait, et si ce que nous prenons pour de la lucidité n’est pas un aveuglement ? Comme moi, vous croyez à l’immortalité des âmes. Une séparation absolue entre les nôtres et celles qui sont dégagées de la matière est-elle chose si claire à concevoir que nous puissions la prouver ?

Elle me parla dans ce sens pendant quelques instants, avec beaucoup d’esprit et d’imagination ; puis elle me quitta un peu troublée, en me suppliant, pour peu que j’eusse quelque trouble moi-même et que je vinsse à être assiégé d’idées noires, de ne pas donner suite à mon projet. J’étais si heureux et si touché de sa sollicitude, que je lui exprimai mon regret de n’avoir pas un peu de peur à braver pour lui marquer mon zèle.

Je remontai à ma chambre, où Zéphyrine avait déjà disposé la corbeille ; Baptiste voulait m’en débarrasser.

– Laisse cela, lui dis-je, puisque c’est l’habitude de la maison, et va te coucher. Je n’ai pas plus besoin de toi que les autres jours.

– Mon Dieu ! monsieur, me dit-il, si vous le permettiez, je passerais la nuit sur un fauteuil dans votre chambre.

– Et pourquoi cela, mon ami ?

– Parce qu’on dit qu’il y revient. Oui, oui, monsieur, j’ai fini par comprendre les domestiques. Ils ont grand’peur, et moi qui suis un vieux soldat, je serais content de leur prouver que je ne suis pas si sot qu’eux.

Je refusai et le laissai arranger ma couverture, pendant que je descendais à la bibliothèque, après lui avoir dit de ne pas m’attendre.

Je parcourus cette immense salle avant de me mettre au travail, et je m’y enfermai avec soin, dans la crainte d’y être troublé par quelque valet curieux ou moqueur. Puis j’allumai un chandelier d’argent à plusieurs branches et commençai à dépouiller le fantastique dossier relatif aux dames vertes.

Les apparitions fréquentes, observées et rapportées avec détail, des trois demoiselles d’Ionis, coïncidaient de tout point avec ce que j’avais vu et avec ce que l’abbé m’avait raconté.