Il me semblait voir remuer la statue.
Je crus qu’un nuage passait sur la lune et produisait cette illusion ; mais ce n’en était pas une. Seulement, ce n’était pas la statue qui remuait, c’était une forme qui se levait de derrière elle, ou d’à côté d’elle, et qui me paraissait toute semblable, comme si un reflet animé se fût détaché de ce corps de marbre et l’eût quitté pour venir à moi.
Je doutai un instant du témoignage de mes yeux, mais cela devint si distinct, si évident, que je fus persuadé bientôt de voir un être réel, et que je n’éprouvai aucun sentiment de terreur, ni même de très grande surprise.
L’image vivante de la néréide descendait, comme en voltigeant, les plans inégaux du monument. Ses mouvements avaient une aisance et une grâce idéales. Elle n’était pas beaucoup plus grande qu’une femme réelle, bien que l’élégance de ses proportions lui conservât ce cachet de beauté exceptionnelle qui m’avait effrayé dans la statue ; mais je n’éprouvais plus rien de semblable, et mon admiration tenait de l’extase. Je lui tendais les bras pour la saisir, car il me semblait qu’elle allait s’élancer jusqu’à moi en franchissant un escarpement de cinq à six pieds qui nous séparait encore.
Je me trompais. Elle s’arrêta sur le bord de la rocaille et me fit signe de m’éloigner.
J’obéis machinalement et je la vis s’asseoir sur un dauphin de marbre, qui se mit à pousser de véritables rugissements. Aussitôt toutes ces voix hydrauliques grossirent comme une tempête et formèrent un concert vraiment diabolique autour d’elle.
Je commençais à en avoir les nerfs agacés, lorsqu’une lumière glauque, qui ne semblait être qu’un clair de lune plus brillant, jaillit je ne sais d’où, et me montra nettement les traits de la néréide vivante, si semblables à ceux de la statue, que j’eus besoin de regarder encore celle-ci pour m’assurer qu’elle n’avait pas quitté son siège de pierre.
Alors, sans plus songer à rien expliquer, sans désirer de rien comprendre, je m’enivrai, dans une muette stupeur, de la beauté surnaturelle de l’apparition. L’effet qu’elle produisit sur moi fut si absolu, que je n’eus pas même la pensée de m’approcher pour m’assurer de son immatérialité, comme j’avais fait lorsqu’elle s’était produite dans ma chambre.
Si j’y songeai, ce dont je ne saurais me rendre compte, la crainte de la faire évanouir par une curiosité audacieuse me retint probablement.
Comment n’aurais-je pas été maîtrisé par le désir d’en rassasier mes yeux ? C’était la néréide sublime, mais avec des yeux vivants, des yeux clairs, d’une douceur fascinatrice, et des bras nus, aux contours de chair transparente et aux mouvements mœlleux comme ceux de l’enfance. Cette fille du ciel semblait avoir quinze ans tout au plus. Elle exprimait la forte chasteté de l’adolescence par l’ensemble de sa forme, tandis que son visage s’éclairait des séductions de la femme arrivée au développement de l’âme.
Sa parure étrange était exactement celle de la néréide : une robe ou tunique flottante, faite de je ne sais quel tissu merveilleux dont les plis mœlleux semblaient avoir été mouillés ; un diadème ciselé avec un soin exquis, et des flots de perles s’enroulant aux tresses d’une chevelure splendide, avec ce mélange de luxe singulier et de caprice heureux qui caractérise le goût de la renaissance ; un contraste charmant et bizarre entre le vêtement tout simple, qui ne puisait sa richesse que dans l’aisance de son arrangement et le fini minutieux des bijoux et des mignardises de la coiffure.
Je l’aurais regardée toute ma vie sans m’aviser de lui parler. Je ne m’apercevais pas du silence qui avait succédé au vacarme de la fontaine. Je ne sais même pas si je la contemplai un instant ou une heure. Il me sembla tout d’un coup que je l’avais toujours vue, toujours connue : c’est peut-être que je vivais un siècle par seconde.
Elle me parla la première. J’entendis et ne compris pas tout de suite, car le timbre d’argent de sa voix était surnaturel comme sa beauté et en complétait le prestige.
Je l’écoutais comme une musique, sans chercher à ses paroles un sens déterminé.
Enfin, je fis un effort pour secouer cette ivresse, et j’entendis qu’elle me demandait si je la voyais. Je ne sais pas ce que je lui répondis, car elle ajouta :
– Sous quelle apparence me vois-tu ?
Et je remarquai seulement alors qu’elle me tutoyait.
Je me sentis entraîné à lui répondre de même ; car, si elle me parlait en reine, je lui parlais, moi, comme à la Divinité.
– Je te vois, lui dis-je, comme un être auquel rien ne peut être comparé sur la terre.
Il me sembla qu’elle rougissait ; car mes yeux s’étaient habitués à la lueur vert-de-mer dont elle semblait baignée. Je la voyais blanche comme un lis, avec les fraîches couleurs de la jeunesse sur les joues. Elle eut un sourire mélancolique qui l’embellit encore.
– Que vois-tu en moi d’extraordinaire ? me dit-elle.
– La beauté, répondis-je brièvement.
J’étais trop ému pour en dire davantage.
– Ma beauté, reprit-elle, c’est en toi qu’elle se produit ; car elle n’existe pas par elle-même sous une forme que tu puisses apprécier. Il n’y a ici de moi que ma pensée. Parle-moi donc comme à une âme et non comme à une femme. Quel conseil avais-tu à me demander ?
– Je ne m’en souviens plus.
– D’où vient cet oubli ?
– De ta présence.
– Essaye de te rappeler.
– Non, je ne veux pas !
– Alors, adieu !
– Non ! non ! m’écriai-je en m’approchant d’elle comme pour la retenir, mais en m’arrêtant avec terreur, car la lueur pâlit subitement et l’apparition sembla s’effacer. Au nom du ciel, restez ! repris-je avec angoisse. Je suis soumis, je suis chaste dans mon amour.
– Quel amour ! demanda-t-elle en redevenant brillante.
– Quel amour ? Je ne sais pas, moi ! Ai-je parlé d’amour ? Eh bien, oui, je me souviens ! J’aimais hier une femme, et je voulais lui plaire, faire sa volonté au risque de trahir mon devoir. Si vous êtes une pure essence, comme je le crois, vous savez toutes choses. Dois-je donc vous expliquer... ?
– Non, je sais les faits qui intéressent la postérité de la famille dont j’ai porté le nom. Mais je ne suis pas la Divinité, je ne lis pas dans les âmes. Je ne savais pas que tu aimais...
– Je n’aime personne ! À l’heure qu’il est, je n’aime rien sur la terre, et je veux mourir si, dans une autre région de la vie, je peux vous suivre !
– Tu parles dans le délire. Pour être heureux dans la mort, il faut avoir été pur dans la vie. Tu as un devoir difficile à remplir, et c’est pourquoi tu m’as appelée. Fais donc ton devoir ou tu ne me reverras plus.
– Quel est-il, ce devoir ? Parlez ; je ne veux plus obéir qu’à vous seule.
– Ce devoir, répondit la néréide en se penchant vers moi et en me parlant si bas, que j’avais peine à distinguer sa voix du frais murmure de l’eau, c’est d’obéir à ton père. Et puis tu diras à la femme généreuse qui veut se sacrifier que ceux qu’elle plaint la béniront toujours, mais ne veulent point accepter son sacrifice.
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