Zéphyrine revint, à qui elle parla dans l’oreille ; après quoi, elle parut tranquillisée et se mit à babiller avec moi, en bonne commère, très bornée, mais bienveillante et presque maternelle, me questionnant sur mes goûts, mon caractère, mes relations et mes plaisirs. Je me fis plus enfant que je n’étais pour la mettre à son aise ; car je remarquai vite qu’elle était de ces femmes du grand monde qui ont su se passer de la plus médiocre intelligence, et qui n’ont aucun besoin d’en rencontrer davantage chez les autres.

En somme, elle avait tant de bonhomie, que je ne m’ennuyai pas beaucoup avec elle pendant une heure, et que je n’attendis pas avec trop d’impatience la permission de la quitter.

Un valet de chambre me conduisit à mon appartement ; car c’était presque un appartement complet : trois pièces fort belles, très vastes, et meublées en vieux Louis XV, avec beaucoup de luxe. Mon propre domestique, à qui ma bonne mère avait fait la leçon, était dans ma chambre à coucher, attendant l’honneur de me déshabiller, afin de paraître aussi instruit de son devoir que les valets de grande maison.

– C’est fort bien, mon cher Baptiste, lui dis-je quand nous fûmes seuls ensemble, mais tu peux aller dormir. Je me coucherai moi-même et me déshabillerai en personne, comme j’ai fait depuis que je suis au monde.

Baptiste me souhaita une bonne nuit et me quitta. Il n’était que dix heures, je n’avais nulle envie de dormir sitôt, et je me disposais à aller examiner les meubles et les tableaux de mon salon, lorsque mes yeux tombèrent sur l’ambigu qui m’avait été servi dans ma chambre, près de la cheminée, et les trois pains m’apparurent dans une mystérieuse symétrie.

Ils étaient passablement gros et placés au centre du plateau de laque, dans une jolie corbeille de vieux saxe, avec une belle salière d’argent au milieu, et trois serviettes damassées à l’entour.

– Que diable y a-t-il dans l’arrangement de cette corbeille ? me demandai-je, et pourquoi cet accessoire vulgaire de mon souper, le pain, a-t-il tant tourmenté ma vieille hôtesse ? Pourquoi trois pains si expressément recommandés ? Pourquoi pas quatre, pourquoi pas dix, si l’on me prend pour un ogre ? Et, au fait, voilà un très copieux ambigu, et des flacons de vin avec des étiquettes qui promettent beaucoup ; mais pourquoi trois carafes d’eau ? Voilà qui redevient mystérieux et bizarre. Cette bonne vieille comtesse s’imagine-t-elle que je suis triple, ou que j’apporte deux convives dans ma valise ?

Je méditais sur cette énigme, lorsqu’on frappa à la porte de l’antichambre.

– Entrez ! criai-je sans me déranger, pensant que Baptiste avait oublié quelque chose.

Quelle fut ma surprise de voir apparaître, en coiffe de nuit, la puissante Zéphyrine, tenant d’une main un bougeoir, de l’autre, mettant un doigt sur ses lèvres, et s’avançant vers moi avec la risible prétention de ne pas faire crier le parquet sous ses pas d’éléphant. Je devins certainement plus pâle que je ne l’avais été en me préparant à paraître devant la jeune madame d’Ionis. De quelle effroyable aventure me menaçait donc cette volumineuse apparition ?

– Ne craignez rien, monsieur, me dit ingénument la bonne vieille fille, comme si elle eût deviné ma terreur, je viens vous expliquer la singularité... les trois carafes... et les trois pains !

– Ah ! volontiers, répondis-je en lui offrant un fauteuil, j’étais justement fort intrigué.

– Comme femme de charge, dit Zéphyrine, refusant de s’asseoir et tenant toujours sa bougie, je serais bien mortifiée que monsieur crût de ma part à une mauvaise plaisanterie. Je ne me permettrais pas... Et pourtant je viens demander à monsieur de s’y prêter pour ne pas mécontenter ma maîtresse.

– Parlez, mademoiselle Zéphyrine, je ne suis pas d’humeur à me fâcher d’une plaisanterie, surtout si elle est divertissante.

– Oh ! mon Dieu, non, monsieur, elle n’a rien de bien amusant, mais elle n’a rien de désagréable non plus. Voici ce que c’est. Madame la comtesse douairière est très... elle a une tête bien...

Zéphyrine s’arrêta court. Elle aimait ou craignait la douairière et ne pouvait se décider à la critiquer. Son embarras était comique, car il se traduisait par un sourire enfantin relevant les coins d’une toute petite bouche édentée, laquelle faisait paraître plus large encore sa figure ronde et joufflue, sans front et sans menton. On eût dit la pleine lune se maniérant et faisant la bouche en cœur, comme on la voit représentée sur les almanachs liégeois. La petite voix essoufflée de Zéphyrine, son grasseyement et son blaisement achevaient de la rendre si invraisemblable, que je n’osais la regarder en face, dans la crainte de perdre mon sérieux.

– Voyons, lui dis-je pour l’encourager dans ses révélations, madame la comtesse douairière est un peu taquine, un peu moqueuse !

– Non, monsieur, non ! elle est de très bonne foi ; elle croit... elle s’imagine...

Je cherchais en vain ce que la douairière pouvait s’imaginer, lorsque Zéphyrine ajouta avec effort :

– Enfin, monsieur, ma pauvre maîtresse croit aux esprits !

– Soit ! répondis-je. Elle n’est pas la seule personne de son sexe et de son âge qui ait cette croyance, et cela ne fait de tort à personne.

– Mais cela fait quelquefois du mal à ceux qui s’en effrayent, et, si monsieur craignait quelque chose dans cet appartement, je puis lui jurer qu’il n’y revient rien du tout.

– Tant pis ! J’aurais été bien content d’y voir quelque chose de surnaturel. Les apparitions font partie des vieux manoirs, et celui-ci est si beau, que je ne m’y serais représenté que des fantômes très agréables.

– Vraiment ! monsieur a donc entendu parler de quelque chose ?

– Relativement à ce château et à cet appartement ? Jamais. J’attends que vous m’appreniez...

– Eh bien, monsieur, voici ce que c’est. En l’année... je ne sais plus, mais c’était sous Henri II ; monsieur doit savoir mieux que moi combien il y a de temps de cela : il y avait ici trois demoiselles, héritières de la famille d’Ionis, belles comme le jour, et si aimables, qu’elles étaient adorées de tout le monde. Une méchante dame de la cour, qui était jalouse d’elles, et de la plus jeune en particulier, fit mettre du poison dans l’eau d’une fontaine dont elles burent et dont on se servait pour faire leur pain. Toutes trois moururent dans la même nuit, et, à ce que l’on prétend, dans la chambre où nous voici. Mais cela n’est pas bien sûr et on ne se l’est imaginé que depuis peu. On faisait bien, dans le pays, un conte sur trois dames blanches qui s’étaient montrées longtemps dans le château et les jardins ; mais c’était si vieux, qu’on n’y pensait plus et que personne n’y croyait, lorsqu’un des amis de la maison, M. l’abbé de Lamyre, qui est un esprit gai et un beau parleur, ayant dormi dans cette chambre, rêva ou prétendit avoir rêvé de trois femmes vertes qui étaient venues lui faire des prédictions.