Et, comme il vit que son rêve intéressait madame la douairière et divertissait la jeune comtesse, sa bru, il inventa tout ce qu’il voulut et fit parler ses revenants à sa fantaisie, si bien que madame la douairière est persuadée que l’on pourrait savoir l’avenir de la famille et celui du procès qui tourmente M. le comte, en venant à bout de faire revenir et parler ces fantômes. Mais, comme toutes les personnes que l’on a logées ici n’ont rien vu du tout, et n’ont fait que rire de ses questions, elle a résolu d’y faire coucher celles qui, n’étant prévenues de rien, ne songeraient ni à inventer des apparitions, ni à cacher celles qu’elles pourraient voir. Voilà pourquoi elle a commandé qu’on vous mît dans cette chambre, sans vous rien dire ; mais, comme madame n’est pas bien... fine, peut-être ! elle n’a pas pu s’empêcher de me parler devant vous des trois pains.

– Certainement, les trois pains d’abord, et les trois carafes ensuite, étaient faits pour me donner à penser. Pourtant, je confesse que je ne trouve absolument rien qui ait rapport...

– Ah ! si fait, monsieur. Les trois demoiselles du temps de Henri II ont été empoisonnées par le pain et l’eau !

– Je vois bien la relation, mais je ne comprends pas que cette offrande, si c’en est une, puisse leur être bien agréable. Qu’en pensez-vous vous-même ?

– Je pense que là où sont leurs âmes, elles n’en savent rien, ou s’en soucient fort peu, dit Zéphyrine d’un air de supériorité modeste. Mais il faut que vous sachiez comment ces idées-là sont venues à ma bonne vieille maîtresse. Je vous apporte le manuscrit que madame d’Ionis, sa belle-fille, madame Caroline, comme nous l’appelons ici, a relevé elle-même sur de vieux griffonnages trouvés dans les archives de la famille. Cette lecture vous intéressera plus que ma conversation, et je vais vous souhaiter le bonsoir... après, cependant, vous avoir adressé une petite prière.

– De tout mon cœur, ma bonne demoiselle : que puis-je faire pour vous ?

– Ne dire à personne au monde, si ce n’est à madame Caroline, qui ne le trouvera pas mauvais, que je vous ai prévenu ; car madame la douairière me gronderait et ne se fierait plus à moi.

– Je vous le promets ; et que dois-je dire demain, si l’on m’interroge sur mes visions ?

– Ah ! voilà, monsieur... Il faut que vous ayez la bonté d’inventer quelque chose, un rêve sans suite ni sens, ce que vous voudrez, pourvu qu’il y soit question de trois demoiselles : autrement, madame la douairière sera comme une âme en peine et s’en prendra à moi, disant que je n’ai pas mis les pains, les carafes et la salière ; ou bien que je vous ai averti, et que votre incrédulité a fait manquer l’apparition. Elle est persuadée de la mauvaise humeur de ces dames, et du refus qu’elles font de se montrer à ceux qui se moquent d’avance, ne fût-ce que dans leur pensée.

Resté seul, après avoir promis à Zéphyrine de me prêter à la fantaisie de sa maîtresse, j’ouvris et lus le manuscrit dont je ne rapporterai que les circonstances relatives à mon histoire. Celle des demoiselles d’Ionis me parut une pure légende, racontée par madame d’Ionis, sur la foi de documents peu authentiques, qu’elle critiquait elle-même de ce ton léger et railleur qui était alors de mode.

Je passe donc sous silence la chronique froidement commentée des trois mortes, qui m’avait paru plus intéressante dans les sobres paroles de Zéphyrine, et je rapporterai seulement le fragment suivant, transcrit par madame d’Ionis, d’un manuscrit daté de 1650, et rédigé par un ancien chapelain du château :

« C’est de fait que j’ai ouï raconter, dans ma jeunesse, comme quoi le château d’Ionis fut hanté par des esprits, au nombre de trois, et montrant l’apparence de dames richement habillées, lesquelles sans menacer personne, paraissaient chercher quelque chose dans les chambres et offices de la maison. Les messes et prières dites à leur intention ne les ayant pu empêcher de revenir, on s’imagina de faire bénir trois pains blancs et de les mettre en la chambre où les demoiselles d’Ionis avaient décédé. Cette nuit-là, elles vinrent sans faire de bruit ni effrayer personne de leur vue, et on trouva, le lendemain, qu’elles avaient comme grignoté les pains, à la manière des souris, mais n’en avaient rien emporté ; et, la nuit suivante, elles recommencèrent à se plaindre et faire crier les huis et grincer les targettes. C’est pourquoi on imagina de leur mettre trois cruches d’eau claire, dont elles ne burent point, mais dont elles répandirent une partie. Enfin, le prieur de Saint-*** conseilla de les apaiser tout à fait en leur offrant une salière remplie de sel blanc, par la raison qu’elles avaient été empoisonnées dans un pain sans sel ; et, dès que la chose fut faite, on les entendit chanter un très beau cantique, où l’on assure qu’elles promettaient, en latin, des bénédictions et d’heureuses fortunes à la branche cadette d’Ionis, qui avait recueilli leur héritage.

« Ceci se passa, m’a-t-on dit, du temps du roi Henri le IVme, et, depuis, on n’en a plus entendu parler ; mais c’est une croyance qui a duré longtemps après, dans la maison d’Ionis, qu’en leur faisant cette offrande à minuit, on peut les attirer et savoir d’elles les choses de l’avenir. On dit même que, si trois pains, trois carafes et une salière se trouvent par l’effet du hasard sur une table, dans ledit château, on voit ou on entend, en ce lieu, des choses surprenantes. »

À ce fragment, madame d’Ionis avait ajouté la réflexion suivante : « Il est bien regrettable pour la maison d’Ionis que ce beau miracle ait cessé : tous ses membres eussent été vertueux et sages ; mais, bien que j’aie entre les mains une formule d’invocation rédigée par quelque astrologue attaché jadis à la maison, je n’espère pas que les dames vertes veuillent jamais s’y rendre. »

Je restai quelque temps absorbé, non par l’effet de cette lecture, mais bien par la jolie écriture de madame d’Ionis, et par l’élégante rédaction des autres réflexions qui accompagnaient la légende.

Je ne faisais pas, comme je me le permets aujourd’hui, la critique du facile scepticisme de cette belle dame. J’étais à sa hauteur en ce genre. C’était la mode de prendre les choses fantastiques, non par leur côté artiste, mais par leur côté ridicule. On était tout frais fier de ne plus donner dans les contes de nourrice, dans les superstitions de la veille.

J’étais, du reste, fort disposé à devenir amoureux. On m’avait tant parlé, à la maison, de cette aimable personne, et ma mère m’avait si bien recommandé, à mon départ, de ne pas me laisser tourner la tête, que c’était à moitié fait. Je n’avais encore aimé que deux ou trois cousines, et ces amours-là, chantées par moi en vers aussi chastes que mes flammes, n’avaient pas tellement consumé mon cœur, qu’il ne fût prêt à se laisser incendier beaucoup plus sérieusement.

J’avais emporté un dossier que mon père m’avait engagé à étudier. Je l’ouvris consciencieusement ; mais, après en avoir lu quelques pages avec les yeux, sans qu’un seul mot arrivât à mon cerveau, je reconnus que cette manière d’étudier était parfaitement inutile, et je pris le sage parti d’y renoncer. Je crus réparer ma paresse en pensant sérieusement au procès des d’Ionis, que je connaissais sur le bout du doigt, et je préparais les arguments par lesquels je devais convaincre la comtesse de la marche à suivre. Seulement, chacun de ces arguments merveilleux se terminait, je ne sais comment, par quelque madrigal amoureux, qui n’avait pas un rapport direct avec la procédure.

Au milieu de cet important travail, la faim me prit. La Muse n’est pas si rigoureuse aux enfants de famille habitués à bien vivre, qu’elle leur interdise de souper de bon appétit. Je me disposai donc à faire honneur au pâté qui me souriait à travers mes dossiers et mes hémistiches, et je dépliai la serviette posée sur mon assiette, où, à ma grande surprise, je trouvai un quatrième pain.

Cette surprise céda vite à un raisonnement très simple : si, dans les projets et prévisions de la douairière, les trois pains cabalistiques devaient rester intacts, il était naturel qu’on en eût consacré un à la satisfaction de mon appétit.