Ils avaient été destinés l’un à l’autre et s’étaient aimés dès l’enfance. Caroline avait été sacrifiée à l’ambition et mise au couvent pour rompre leur intimité. Ils s’étaient revus en secret avant et depuis le mariage avec M. d’Ionis. Le jeune capitaine ne se croyait pas forcé de m’en faire mystère, les relations ayant été constamment pures.
– S’il en eût été autrement, disait-il, vous ne me verriez pas confiant et bavard comme me voilà avec vous.
Son expansion, que je me défendais d’abord de partager, finit par me gagner. Il était de ces caractères ouverts et droits contre lesquels rien ne sert de se défendre ; c’est bouder contre soi-même. Il questionnait avec insistance et trouvait le moyen d’agir ainsi sans paraître curieux ni importun. On sentait qu’il s’intéressait à vous et qu’il eût voulu voir ceux qu’il aimait aussi heureux que lui-même.
Je me laissai donc aller jusqu’à lui raconter toute mon histoire, et même à lui avouer l’étrange passion dont j’étais dominé. Il m’écouta très sérieusement et m’assura qu’il ne trouvait rien de ridicule dans mon amour. Au lien de chercher à m’en distraire, il me conseillait de poursuivre la tâche que je m’étais imposée de devenir un homme de bien et de mérite.
– Quand vous en serez là, me disait-il, si toutefois vous n’y êtes pas déjà, ou il se fera dans votre vie je ne sais quel miracle, ou bien votre esprit, tout à coup calmé, reconnaîtra qu’il s’était égaré à la poursuite d’une douce chimère ; quelque réalité plus douce encore la remplacera, et vos vertus, ainsi que vos talents, n’en seront pas moins des biens acquis d’un prix inestimable.
– Jamais, lui répondis-je, jamais je n’aimerai que l’objet de mon rêve.
Et, pour lui faire voir combien toutes mes pensées étaient absorbées, je lui montrai tous les vers et toute la prose que j’avais écrits sous l’empire de cette passion exclusive. Il les lut et les relut avec le naïf enthousiasme de l’amitié. Si j’eusse voulu le prendre au mot, je me serais cru un grand poète. Il sut bientôt par cœur les meilleures pièces de mon recueil et me les récitait avec feu, dans nos promenades au vieux château d’Angers et dans les charmants environs de la ville. Je résistai au désir qu’il me témoigna de les voir imprimer. Je pouvais faire des vers pour mon plaisir et pour le soulagement de mon âme agitée, mais je ne devais pas chercher la renommée du poète. À cette époque, et dans le milieu où je vivais, c’eût été un grand discrédit pour ma profession.
Enfin vint le jour où il lui fut permis de paraître au château d’Ionis, dont Caroline n’était pas sortie depuis trois mois qu’elle était veuve. Il reçut d’elle une lettre dont il me lut le post-scriptum. J’étais invité à l’accompagner, dans les termes les plus formels et les plus affectueux.
VI
Conclusion
Nous arrivâmes par une journée de décembre. La terre était couverte de neige et le soleil se couchait dans des nuées violettes d’un ton superbe, mais d’un ton mélancolique. Je ne voulus pas gêner les premières effusions de cœur des deux amants, et j’engageai Bernard à prendre de l’avance sur moi aux approches du château. J’avais, d’ailleurs, besoin de me trouver seul avec mes pensées dans les premiers moments. Ce n’était pas sans une vive émotion que je revoyais ces lieux où, pendant trois jours, j’avais vécu des siècles.
Je jetai la bride de mon cheval à Baptiste, qui prit le chemin des écuries, et j’entrai seul par une des petites portes du parc.
Ce beau lieu, dépouillé de fleurs et de verdure, avait un plus grand caractère. Les sombres sapins secouaient leurs frimas sur ma tête, et le branchage des vieux tilleuls chargés de givre dessinait de légères arcades de cristal sur le berceau des allées. On eût dit les nefs d’une cathédrale gigantesque, offrant tous les caprices d’une architecture inconnue et fantastique.
Je retrouvai le printemps dans la rotonde de la bibliothèque. On l’avait isolée des galeries contiguës, en remplissant les arcades de panneaux vitrés, afin d’en faire une espèce de serre tempérée. L’eau de la fontaine murmurait donc toujours parmi les fleurs exotiques encore plus belles que celles que j’avais vues, et cette eau courante, tandis qu’au dehors toutes les eaux dormaient enchaînées sous la glace, était agréable à voir et à entendre.
J’eus quelque peine à me décider à regarder la néréide. Je la trouvai moins belle que le souvenir resté en moi de celle dont elle me rappelait la forme et les traits. Puis, peu à peu, je me mis à l’admirer et à la chérir comme on chérit un portrait qui vous retrace au moins l’ensemble et quelques traits d’une personne aimée. Ma sensibilité était depuis si longtemps contenue et surexcitée, que je fondis en larmes et restai assis et comme brisé, à la place où j’avais vu celle que je n’espérais plus revoir.
Un bruit de robe de soie me fit relever la tête, et je vis devant moi une femme assez grande, très mince, mais du port le plus gracieux, qui me regardait avec sollicitude. Je songeai un instant à l’assimiler à ma vision ; mais la nuit qui se faisait rapidement ne me permettait pas de bien distinguer sa figure, et, d’ailleurs, une femme en paniers et en falbalas ressemble si peu à une nymphe de la renaissance, que je me défendis de toute illusion et me levai pour la saluer comme une simple mortelle.
Elle me salua aussi, hésita un instant à m’adresser la parole, puis enfin elle s’y décida et je tressaillis au son de sa voix qui faisait vibrer tout mon être.
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