C’en était une, en effet, bien que je ne pusse comprendre le lien des événements où j’allais voir bientôt se dénouer ma situation.

Le visiteur était un domestique de madame d’Ionis, qui arrivait à bride abattue avec une lettre pour mon père ou pour moi, car nos deux noms étaient sur l’adresse.

Pendant qu’on se levait dans la maison pour venir ouvrir, je lus ce qui suit :

« Arrêtez le procès. Je reçois à l’instant et vous transmets une nouvelle grave qui vous dégage de votre parole envers M. d’Ionis. M. d’Ionis n’est plus. Vous en aurez la nouvelle officielle dans la journée. »

Je portai la lettre à mon père.

– À la bonne heure ! dit-il. Voilà une heureuse affaire pour notre belle cliente, si ce maussade défunt ne lui laisse pas trop de dettes ; une heureuse affaire aussi pour les d’Aillane ! La cour y perdra l’occasion d’un beau jugement, et toi celle d’un beau plaidoyer. Alors... dormons, puisqu’il n’y a rien de mieux à faire !

Il se retourna vers la ruelle ; puis il me rappela comme je sortais de sa chambre.

– Mon cher enfant, me dit-il en se frottant les yeux, je pense à une chose : c’est que vous êtes amoureux de madame d’Ionis, et que, si elle est ruinée...

– Non, non, mon père ! m’écriai-je, je ne suis pas amoureux de madame d’Ionis.

– Mais tu l’as été ? Voyons, la vérité ? C’est là la cause de ce bon changement qui s’est fait en toi. L’ambition du talent t’est venue... et cette mélancolie dont ta mère s’inquiète...

– Certainement ! dit ma mère, qui avait été réveillée par les coups de marteau à une heure indue, et qui était entrée, en cornette de nuit, pendant que nous causions ; soyez sincère, mon cher fils ! vous aimez cette belle dame, et même je crois que vous en êtes aimé. Eh bien, confessez-vous à vos parents...

– Je veux bien me confesser, répondis-je en embrassant ma bonne mère, j’ai été amoureux de madame d’Ionis pendant deux jours, mais j’ai été guéri le troisième jour.

– Sur l’honneur ? dit mon père.

– Sur l’honneur !

– Et la raison de ce changement ?

– Ne me la demandez pas, je ne puis vous la dire.

– Moi, je la sais, dit mon père riant et bâillant à la fois : c’est que la petite madame d’Ionis et ce beau cousin qui ne la connaît pas... Mais ce n’est pas l’heure de faire des propos de commère. Il n’est que cinq heures, et, puisque mon fils ne soupire ni ne plaide aujourd’hui, je prétends dormir la grasse matinée.

Délivré de l’anxiété relative au duel, je pris un peu de repos. Dans la journée, le décès de M. d’Ionis, arrivé à Vienne quinze jours auparavant (les nouvelles n’allaient pas vite en ce temps-là), fut publié dans la ville, et le procès suspendu en vue d’une prochaine transaction entre les parties.

Nous reçûmes, le soir, la visite du jeune d’Aillane. Il venait me faire ses excuses devant mon père, et, cette fois, je les acceptai de grand cœur. Malgré l’air grave avec lequel il parlait de la mort de M. d’Ionis, nous vîmes bien qu’il avait peine à cacher sa joie.

Il accepta notre souper ; après quoi, il me suivit dans mon appartement.

– Mon cher ami, me dit-il, car il faut que vous me permettiez de vous donner ce nom désormais, je veux vous ouvrir mon cœur, qui déborde malgré moi. Vous ne me jugez pas assez intéressé, j’espère, pour croire que je me réjouis follement de la fin du procès. Le secret de mon bonheur...

– N’en parlez pas, lui dis-je, nous le savons, nous l’avons deviné !

– Et pourquoi n’en parlerais-je pas avec vous, qui méritez tant d’estime et qui m’inspirez tant d’affection ? Ne croyez pas être un inconnu pour moi. Il y a trois mois que je m’occupe de vous, et que je rends compte de toutes vos actions et de tous vos succès à...

– À qui donc ?

– À une personne qui s’intéresse à vous on ne peut plus ! à madame d’Ionis. Elle a été fort inquiète de vous pendant quelque temps après votre séjour chez elle. C’est au point que j’en étais jaloux. Elle m’a rassuré de ce côté-là, en me disant que vous aviez été assez grièvement malade pendant vingt-quatre heures.

– Alors, dis-je avec un peu d’inquiétude, comme elle n’a pas de secrets pour vous, elle vous aura appris la cause de ces heures de délire...

– Oui, ne vous en tourmentez pas ; elle m’a tout raconté, et sans que ni elle ni moi ayons songé à nous en moquer. Bien au contraire, nous en étions fort tristes, et madame d’Ionis se reprochait de vous avoir laissé jouer avec certaines idées dont on peut recevoir trop d’émotion. Ce que je sais, moi, c’est que, tout en jurant comme un beau diable que je ne crois pas aux dames vertes, je n’aurais jamais eu le courage de les évoquer deux fois. Il y a mieux, si elles m’eussent apparu, j’aurais certainement tout cassé dans la chambre ; et vous, que j’ai si sottement provoqué hier, vous me semblez, quant aux choses surnaturelles, beaucoup plus hardi que je ne serais curieux.

Cet aimable garçon, qui était alors en congé, revint me voir les jours suivants, et nous fûmes bientôt intimement liés. Il ne pouvait pas encore se montrer au château d’Ionis, et il attendait avec impatience que sa belle et chère cousine lui permît de s’y présenter, après qu’elle aurait consacré aux convenances les premiers jours de son deuil. Il eût voulu se tenir dans une ville plus voisine de sa résidence ; mais elle le lui interdisait formellement, ne se fiant pas à la prudence d’un fiancé si épris.

Il disait, d’ailleurs, avoir des affaires à Angers, bien qu’il ne sût dire lesquelles, et il ne paraissait pas s’en occuper beaucoup, car il passait tout son temps avec moi.

Il me raconta ses amours avec madame d’Ionis.