J’ai hâte de le voir. Sauf cela, qu’on ne me dérange sous aucun prétexte, n’est-ce pas ? »
Deux minutes après, l’huissier introduisait maître Lepertuis, gros homme rubicond, à lunettes et à favoris, puis le secrétaire d’ambassade, Archibald Bright, et l’attaché péruvien Cacérès. M. Desmalions, qui les connaissait tous trois, s’entretint avec eux et ne les quitta que pour aller au-devant du commandant comte d’Astrignac, le héros de la Chouia, que ses blessures glorieuses avaient contraint à une retraite prématurée, et auquel il adressa quelques mots chaleureux sur sa belle conduite au Maroc.
La porte s’ouvrit encore une fois.
« Don Luis Perenna, n’est-ce pas ? » dit le préfet en tendant la main à un homme de taille moyenne, plutôt mince, décoré de la médaille militaire et de la Légion d’honneur, et que sa physionomie, que son regard, que sa façon de se tenir et son allure très jeune, permettaient de considérer comme un homme de quarante ans, bien que certaines rides au coin des yeux et sur le front indiquassent quelques années de plus.
Il salua.
« Oui, monsieur le préfet. »
Le commandant d’Astrignac s’écria :
« C’est donc vous, Perenna ! Vous êtes donc encore de ce monde ?
– Ah ! mon commandant ! Quel plaisir de vous revoir !
– Perenna vivant ! Mais quand j’ai quitté le Maroc, on était sans nouvelles de vous. On vous croyait mort.
– Je n’étais que prisonnier.
– Prisonnier des tribus, c’est la même chose.
– Pas tout à fait, mon commandant, on s’évade de partout… La preuve… »
Durant quelques secondes, le préfet de police examina, avec une sympathie dont il ne pouvait se défendre, ce visage énergique, à l’expression souriante, aux yeux francs et résolus, au teint bronzé comme cuit et recuit par le feu du soleil.
Puis, faisant signe aux assistants de prendre place autour de son bureau, lui-même s’assit et s’expliqua de la sorte, en un préambule articulé nettement et lentement :
« La convocation que j’ai adressée à chacun de vous, messieurs, a dû vous paraître quelque peu sommaire et mystérieuse… Et la manière dont je vais entamer notre conversation ne sera point pour atténuer votre étonnement. Mais, si vous voulez m’accorder quelque crédit, il vous sera facile de constater qu’il n’y a rien dans tout cela que de très simple et de très naturel. D’ailleurs, je serai aussi bref que possible. »
Il ouvrit devant lui le dossier préparé par son secrétaire, et, tout en consultant les notes, il reprit :
« Quelques années avant la guerre de 1870, trois sœurs, trois orphelines âgées de vingt-deux, de vingt et de dix-huit ans, Ermeline, Élisabeth et Armande Roussel, habitaient Saint-Étienne avec un cousin germain du nom de Victor, plus jeune de quelques années.
« L’aînée, Ermeline, quitta Saint-Étienne la première pour suivre à Londres un Anglais du nom de Mornington, qu’elle devait épouser et dont elle eut un fils qui reçut le prénom de Cosmo. Le ménage était pauvre et traversa de rudes épreuves. Plusieurs fois, Ermeline écrivit à ses sœurs pour leur demander quelques secours. Ne recevant pas de réponse, elle cessa toute correspondance. Vers 1875, M. et Mme Mornington partirent pour l’Amérique. Cinq ans plus tard, ils étaient riches. M. Mornington mourut en 1883, mais sa femme continua de gérer la fortune qui lui était léguée, et comme elle avait le génie de la spéculation et des affaires elle porta cette fortune à un chiffre colossal. Quand elle décéda, en 1905, elle laissait à son fils la somme de 400 millions. »
Le chiffre parut faire quelque impression sur les assistants. Le préfet ayant surpris un regard entre le commandant et don Luis Perenna, leur dit :
« Vous avez connu Cosmo Mornington, n’est-ce pas ?
– Oui, monsieur le préfet, répliqua le comte d’Astrignac. Il séjournait au Maroc quand nous y combattions, Perenna et moi.
– En effet, reprit M. Desmalions, Cosmo Mornington s’était mis à voyager. Il s’occupait de médecine, m’a-t-on dit, et donnait ses soins, lorsque l’occasion s’en présentait, avec beaucoup de compétence, et gratuitement bien entendu. Il habita l’Égypte, puis l’Algérie et le Maroc, et, à la fin de 1914, passa en Amérique pour y soutenir la cause des Alliés. L’année dernière, après l’armistice, il s’établit à Paris. Il y est mort voici quatre semaines, à la suite de l’accident le plus stupide.
– Une piqûre mal faite, n’est-ce pas, monsieur le préfet ? dit le secrétaire d’ambassade des États-Unis. Les journaux ont parlé de cela, et nous-mêmes, à l’ambassade, nous avons été prévenus.
– Oui, déclara M. Desmalions. Pour se remettre d’une longue influenza qui l’avait tenu au lit tout l’hiver, M. Mornington, sur l’ordre de son docteur, se faisait des piqûres de glycérophosphate de soude. L’une de ces piqûres n’ayant pas été entourée, évidemment, de toutes les précautions nécessaires, la plaie s’envenima avec une rapidité foudroyante. En quelques heures, M. Mornington était emporté. »
Le préfet de police se retourna vers le notaire et lui dit :
« Mon résumé est-il conforme à la réalité, maître Lepertuis ?
– Exactement conforme, monsieur le préfet. »
M. Desmalions reprit :
« Le lendemain matin, maître Lepertuis se présentait ici, et, pour des raisons que la lecture de ce document vous expliquera, me montrait le testament de Cosmo Mornington que celui-ci avait déposé entre ses mains. »
Tandis que le préfet compulsait les papiers, maître Lepertuis ajouta :
« Monsieur le préfet me permettra de spécifier que je n’ai vu mon client, avant d’être appelé à son lit de mort, qu’une seule fois : le jour où il me manda dans la chambre de son hôtel pour me remettre le testament qu’il venait d’écrire. C’était au début de son influenza. Dans notre conversation, il me confia qu’il avait fait, en vue de retrouver la famille de sa mère, quelques recherches qu’il comptait poursuivre sérieusement après sa guérison. Les circonstances l’en empêchèrent. »
Cependant le préfet de police avait sorti du dossier une enveloppe ouverte qui contenait deux feuilles de papier. Il déplia la plus grande et dit :
« Voici le testament. Je vous demanderai d’en écouter la lecture avec attention, ainsi que celle de la pièce annexe qui l’accompagne.
« Je, soussigné Cosmo Mornington, fils légitime de Hubert Mornington et d’Ermeline Roussel, naturalisé citoyen des États-Unis, lègue à mon pays d’adoption la moitié de ma fortune, pour être employée en œuvres de bienfaisance, conformément aux instructions écrites de ma main, que maître Lepertuis voudra bien transmettre à l’ambassade des États-Unis.
« Pour les deux cents millions environ constitués par mes dépôts dans diverses banques de Paris et de Londres, dépôts dont la liste est en l’étude de maître Lepertuis, je les lègue, en souvenir de ma mère bien-aimée, d’abord à sa sœur préférée, Élisabeth Roussel, ou aux héritiers en ligne directe d’Élisabeth Roussel – sinon à sa seconde sœur, Armande Roussel, ou aux héritiers directs d’Armande –, sinon, à leur défaut, à leur cousin Victor ou à ses héritiers directs.
« Au cas où je disparaîtrais sans avoir retrouvé les membres survivants de la famille Roussel ou du cousin des trois sœurs, je demande à mon ami don Luis Perenna de faire toutes les recherches nécessaires. Je le nomme à cet effet mon exécuteur testamentaire pour la partie européenne de ma fortune, et je le prie de prendre en main la conduite des événements qui pourraient survenir après ma mort, ou par suite de ma mort, de se considérer comme mon représentant, et d’agir en tout pour le bien de ma mémoire et l’accomplissement de mes volontés. En reconnaissance de ce service, et en mémoire des deux fois où il me sauva la vie, il voudra bien accepter la somme d’un million.
Le préfet s’interrompit quelques instants.
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