Don Luis murmura :

« Pauvre Cosmo… Je n’avais pas besoin de cela pour remplir ses derniers vœux. »

« En outre, continua M. Desmalions reprenant sa lecture, en outre, si, trois mois après ma mort, les recherches faites par don Luis Perenna et par maître Lepertuis n’ont pas abouti, si aucun héritier ni aucun survivant de la famille Roussel ne s’est présenté pour recueillir l’héritage, la totalité des deux cents millions sera définitivement, et quelles que puissent être les réclamations ultérieures, acquise à mon ami don Luis Perenna. Je le connais assez pour savoir qu’il fera de cette fortune un emploi conforme à la noblesse de ses desseins et à la grandeur des projets dont il m’entretenait, avec un tel enthousiasme, sous la tente marocaine. »

M. Desmalions s’arrêta de nouveau et leva les yeux sur don Luis. Il demeurait impassible, silencieux. Une larme pourtant brilla à la pointe de ses cils. Le comte d’Astrignac lui dit :

« Mes félicitations, Perenna.

– Mon commandant, répondit-il, je vous ferai remarquer que cet héritage est subordonné à une condition. Et je vous jure bien que, si cela dépend de moi, les survivants de la famille Roussel seront retrouvés.

– J’en suis sûr, dit l’officier, je vous connais.

– En tout cas, demanda le préfet de police à don Luis, cet héritage… conditionnel, vous ne le refusez pas ?

– Ma foi non, dit Perenna en riant. Il y a des choses qu’on ne refuse pas.

– Ma question, dit le préfet, est motivée par ce dernier paragraphe du testament :

« Si, pour une raison ou pour une autre, mon ami Perenna refusait cet héritage, ou bien s’il était mort avant la date fixée pour le recueillir, je prie M. l’ambassadeur des États-Unis et M. le préfet de police de s’entendre sur les moyens de construire à Paris et d’entretenir une université réservée aux étudiants et aux artistes de nationalité américaine. M. le préfet de police voudra bien en tout cas prélever une somme de trois cent mille francs qu’il versera dans la caisse de ses agents. »

M. Desmalions replia la feuille de papier et en prit une autre.

« À ce testament est joint un codicille constitué par une lettre que M. Mornington écrivit quelque temps après à maître Lepertuis, et où il s’explique sur certains points de façon plus précise :

« Je demande à maître Lepertuis d’ouvrir mon testament le lendemain de ma mort, en présence de M. le préfet de police, lequel voudra bien tenir la chose entièrement secrète durant un mois. Un mois après, jour pour jour, il aura l’obligeance de réunir dans son cabinet un membre important de l’ambassade des États-Unis, maître Lepertuis et don Luis Perenna. Après lecture, un chèque d’un million devra être remis à mon légataire et ami don Luis Perenna sur le simple examen de ses papiers et sur la simple constatation de son identité. J’aimerais que cette constatation fût faite : au point de vue de la personne, par le commandant comte d’Astrignac, qui fut son chef au Maroc et qui, malheureusement, a dû prendre une retraite prématurée ; au point de vue de l’origine, par un membre de la légation du Pérou, puisque don Luis Perenna, bien qu’ayant conservé la nationalité espagnole, est né au Pérou.

« En outre, j’exige que mon testament ne soit communiqué aux héritiers Roussel que deux jours plus tard, et en l’étude de maître Lepertuis.

« Enfin – et ceci est la dernière expression de mes volontés pour ce qui concerne l’attribution de ma fortune et le mode de procéder à cette attribution – M. le préfet voudra bien convoquer une seconde fois les mêmes personnes dans son cabinet à une date qui pourra être choisie par lui entre le soixantième et le quatre-vingt-dixième jour qui suivra la première réunion. C’est alors, et alors seulement, que l’héritier définitif sera désigné d’après ses droits et proclamé ; et nul ne pourra l’être s’il n’assiste à cette séance, à l’issue de laquelle don Luis Perenna, qui devra s’y rendre également, deviendra l’héritier définitif, si, comme je l’ai dit, aucun survivant de la famille Roussel et du cousin Victor ne s’est présenté pour recueillir l’héritage. »

« Tel est le testament de M. Cosmo Mornington, conclut le préfet de police, et telles sont les raisons de votre présence ici, messieurs. Une sixième personne doit être introduite tout à l’heure, un de mes agents que j’ai chargé de faire une première enquête sur la famille Roussel et qui vous rendra compte de ses recherches. Mais, pour l’instant, nous devons procéder conformément aux prescriptions du testateur. Les papiers que, sur ma demande, don Luis Perenna m’a fait remettre, il y a deux semaines, et que j’ai examinés moi-même, sont parfaitement en règle. Au point de vue de l’origine, j’ai prié M. le ministre du Pérou de vouloir bien réunir les renseignements les plus précis.

– C’est à moi, monsieur le préfet, dit M. Cacérès, l’attaché péruvien, que M. le ministre du Pérou a confié cette mission. Elle fut facile à remplir. Don Luis Perenna est d’une vieille famille espagnole émigrée il y a trente ans, mais qui a conservé ses terres et ses propriétés d’Europe. De son vivant, le père de don Luis, que j’ai rencontré en Amérique, parlait de son fils unique avec ferveur. C’est notre légation qui a appris au fils, voilà cinq ans, la mort du père. Voici la copie de la lettre écrite au Maroc.

– Et voilà la lettre elle-même, communiquée par don Luis Perenna, dit le préfet de police. Et vous, mon commandant, vous reconnaissez le légionnaire Perenna qui combattit sous vos ordres ?

– Je le reconnais, dit le comte d’Astrignac.

– Sans erreur possible ?

– Sans erreur possible et sans le moindre sentiment d’hésitation. »

Le préfet de police se mit à rire et insinua :

« Vous reconnaissez le légionnaire Perenna que ses camarades, par une sorte d’admiration stupéfiée pour ses exploits, appelaient Arsène Lupin ?

– Oui, monsieur le préfet, riposta le commandant, celui que ses camarades appelaient Arsène Lupin, mais que ses chefs appelaient tout court : le héros, celui dont nous disions qu’il était brave comme d’Artagnan, fort comme Porthos…

– Et mystérieux comme Monte-Cristo, dit en riant le préfet de police. Tout cela en effet se trouve dans le rapport que j’ai reçu du 4e régiment de la Légion étrangère, rapport inutile à lire dans son entier, mais où je constate ce fait inouï que le légionnaire Perenna, en l’espace de deux ans, fut décoré de la médaille militaire, décoré de la Légion d’honneur pour services exceptionnels, et cité sept fois à l’ordre du jour. Je relève au hasard…

– Monsieur le préfet, je vous en supplie, protesta don Luis, ce sont là des choses banales, et je ne vois pas l’intérêt…

– Un intérêt considérable, affirma M. Desmalions. Ces messieurs sont ici, non pas seulement pour entendre la lecture d’un testament, mais aussi pour en autoriser l’exécution dans la seule de ses clauses qui soit immédiatement exécutoire : la délivrance d’un legs s’élevant à un million. Il faut donc que la religion de ces messieurs soit éclairée sur le bénéficiaire de ce legs. Par conséquent, je continue…

– Alors, monsieur le préfet, dit Perenna en se levant et en se dirigeant vers la porte, vous me permettrez…

– Demi-tour !… Halte !… Fixe ! » ordonna le commandant d’Astrignac d’un ton de plaisanterie.

Il ramena don Luis en arrière au milieu de la pièce et le fit asseoir.

« Monsieur le préfet, je demande grâce pour mon ancien compagnon d’armes, dont la modestie serait, en effet, mise à une trop rude épreuve si on lisait devant lui le récit de ses prouesses. D’ailleurs, le rapport est ici et chacun peut le consulter. D’avance, et sans le connaître, je souscris aux éloges qu’il contient, et je déclare que dans ma carrière militaire, si remplie pourtant, je n’ai jamais rencontré un soldat qui pût être comparé au légionnaire Perenna. Cependant, j’en ai vu des gaillards là-bas, des sortes de démons comme on n’en trouve qu’à la Légion, qui se font crever la peau pour le plaisir, pour la rigolade, comme ils disent, histoire d’épater le voisin.