Mais aucun ne venait à la cheville de Perenna. Celui que nous appelions d’Artagnan, Porthos, de Bussy, méritait d’être mis en parallèle avec les héros les plus étonnants de la légende et de la réalité. Je l’ai vu accomplir des choses que je ne voudrais pas raconter sous peine d’être traité d’imposteur, des choses si invraisemblables qu’aujourd’hui, de sang-froid, je me demande si je suis sûr de les avoir vues. Un jour, à Settat, comme nous étions poursuivis…
– Un mot de plus, mon commandant, s’écria gaiement don Luis, et je sors, tout de bon cette fois. Vrai, vous avez une façon d’épargner ma modestie…
– Mon cher Perenna, reprit le comte d’Astrignac, je vous ai toujours dit que vous aviez toutes les qualités et un seul défaut c’est de n’être pas Français.
– Et je vous ai toujours répondu, mon commandant, que j’étais Français par ma mère, et que je l’étais aussi de cœur et de tempérament. Il y a des choses que l’on ne peut accomplir que si l’on est Français. »
Les deux hommes se serrèrent la main de nouveau affectueusement.
« Allons, dit le préfet de police, qu’il ne soit plus question de vos prouesses, monsieur, ni de ce rapport. J’y relèverai cependant ceci, c’est qu’au cours de l’été 1915 vous êtes tombé dans une embuscade de quarante Berbères, que vous avez été capturé et que vous n’avez reparu à la Légion que le mois dernier.
– Oui, monsieur le préfet, pour être désarmé, mes cinq années d’engagement étant largement dépassées.
– Mais comment M. Cosmo Mornington a-t-il pu vous désigner comme légataire puisque, au moment où il rédigeait son testament, vous étiez disparu depuis quatre ans ?
– Cosmo et moi, nous correspondions.
– Hein ?
– Oui, et je lui avais annoncé mon évasion prochaine et mon retour à Paris.
– Mais par quel moyen ?… Où étiez-vous ? Et comment vous fut-il possible ?… »
Don Luis sourit sans répondre.
« Monte-Cristo, cette fois, dit M. Desmalions, le mystérieux Monte-Cristo…
– Monte-Cristo, si vous voulez, monsieur le préfet. Le mystère de ma captivité, de mon évasion, bref, de toute ma vie pendant la guerre, est en effet assez étrange. Peut-être un jour sera-t-il intéressant de l’éclaircir. Je demande un peu de crédit. »
Il y eut un silence. M. Desmalions examina de nouveau ce singulier personnage, et il ne put s’empêcher de dire, comme s’il eût obéi à une association d’idées dont lui-même ne se fût pas rendu compte :
« Un mot encore… le dernier. Pour quelles raisons vos camarades vous donnaient-ils ce surnom bizarre d’Arsène Lupin ? Était-ce seulement une allusion à votre audace, à votre force physique ?
– Il y avait autre chose, monsieur le préfet, la découverte d’un vol très curieux, dont certains détails inexplicables en apparence, m’avaient permis de désigner l’auteur.
– Vous avez donc le sens de ces affaires ?
– Oui, monsieur le préfet, une certaine aptitude que j’eus l’occasion d’exercer plusieurs fois en Afrique. D’où mon surnom d’Arsène Lupin, dont on parlait beaucoup à cette époque, à la suite de sa mort.
– Ce vol était important ?
– Assez, et commis justement au préjudice de Cosmo Mornington, qui habitait alors la province d’Oran. C’est de là que datent nos relations. »
Il y eut un nouveau silence, et don Luis ajouta :
« Pauvre Cosmo !… Cette aventure lui avait donné une confiance inébranlable dans mes petits talents de policier. Il me disait toujours « Perenna, si je meurs assassiné (c’était une idée fixe chez lui qu’il mourrait de mort violente), si je meurs assassiné, jurez-moi de poursuivre le coupable. »
– Ses pressentiments n’étaient pas justifiés, dit le préfet de police. Cosmo Mornington n’a pas été assassiné.
– C’est ce qui vous trompe, monsieur le préfet », déclara Don Luis.
M. Desmalions sursauta.
« Quoi ! Qu’est-ce que vous dites ? Cosmo Mornington…
– Je dis que Cosmo Mornington n’est pas mort, comme on le croit, d’une piqûre mal faite, mais il est mort, comme il le redoutait, de mort violente.
– Mais, monsieur, votre assertion ne repose sur rien.
– Sur la réalité, monsieur le préfet.
– Étiez-vous là ? Savez-vous quelque chose ?
– Je n’étais pas là le mois dernier. J’avoue même que, quand je suis arrivé à Paris, n’ayant pas lu les journaux de façon régulière, j’ignorais la mort de Cosmo. C’est vous, monsieur le préfet, qui me l’avez apprise tout à l’heure.
– En ce cas, monsieur, vous n’en pouvez connaître que ce que j’en connais, et vous devez vous en remettre aux constatations du médecin.
– Je le regrette, mais, pour ma part, ces constatations sont insuffisantes.
– Mais enfin, monsieur, de quel droit cette accusation ? Avez-vous une preuve ?
– Oui.
– Laquelle ?
– Vos propres paroles, monsieur le préfet.
– Mes paroles ?
– Celles-ci, monsieur le préfet. Vous avez dit, d’abord, que Cosmo Mornington s’occupait de médecine et qu’il pratiquait avec beaucoup de compétence, et, ensuite, qu’il s’était fait une piqûre qui, mal donnée, avait provoqué une inflammation mortelle et l’avait emporté en quelques heures.
– Oui.
– Eh bien, monsieur le préfet, j’affirme qu’un monsieur qui s’occupe de médecine avec beaucoup de compétence et qui soigne des malades comme le faisait Cosmo Mornington, est incapable de se donner une piqûre sans l’entourer de toutes les précautions antiseptiques nécessaires. J’ai vu Cosmo à l’œuvre, je sais comment il s’y prenait.
– Alors ?
– Alors, le médecin a écrit un certificat comme le font tous les médecins quand un indice quelconque n’éveille pas leurs soupçons.
– De sorte que votre avis ?…
– Maître Lepertuis, demanda Perenna en se tournant vers le notaire, lorsque vous fûtes appelé au lit de mort de M. Mornington, vous n’avez rien remarqué d’anormal ?
– Non, rien. M. Mornington était entré dans le coma.
– Il est déjà bizarre, nota don Luis, qu’une piqûre, si mauvaise qu’elle soit, produise des résultats si rapides. Il ne souffrait pas ?
– Non… ou plutôt si… si, je me rappelle, le visage offrait des taches brunes que je n’avais pas vues la première fois.
– Des taches brunes ? Cela confirme mon hypothèse ! Cosmo Mornington a été empoisonné.
– Mais comment ? s’écria le préfet.
– Par une substance quelconque que l’on aura introduite dans une des ampoules de glycérophosphate, ou dans la seringue dont se servait le malade.
– Mais le médecin ? ajouta M. Desmalions.
– Maître Lepertuis, reprit Perenna, avez-vous fait observer au médecin la présence de ces taches brunes ?
– Oui, il n’y attacha aucune importance.
– C’était son médecin ordinaire ?
– Non. Son médecin ordinaire, le docteur Pujol, un de mes amis précisément, et qui m’avait adressé à lui comme notaire, était malade. Celui que j’ai vu à son lit de mort devait être un médecin du quartier.
– Voici son nom et son adresse, dit le préfet de police qui avait cherché le certificat dans le dossier. Docteur Bellavoine, 14, rue d’Astorg.
Vous avez un annuaire des médecins, monsieur le préfet ? »
M. Desmalions ouvrit un annuaire qu’il feuilleta. Au bout d’un instant, il déclarait :
« Il n’y a pas de docteur Bellavoine, et aucun docteur n’habite au 14 de la rue d’Astorg. »
Un assez long silence suivit cette déclaration. Le secrétaire d’ambassade et l’attaché péruvien avaient suivi l’entretien avec un intérêt passionné. Le commandant d’Astrignac hochait la tête d’un air approbateur : pour lui Perenna ne pouvait pas se tromper.
Le préfet de police avoua :
« Évidemment… évidemment… il y a là un ensemble de circonstances… plutôt équivoques… Ces taches brunes… ce médecin… C’est une affaire à étudier… »
Et, comme malgré lui, interrogeant don Luis Perenna, il dit :
« Et sans doute, selon vous, il y aurait corrélation entre le crime... possible et le testament de M. Mornington ?
– Cela je l’ignore, monsieur le préfet. Ou alors il faudrait supposer que quelqu’un connaissait le testament.
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