Les tribus humaines avaient de nouveau senti l’odeur du sang. L’Occident déclara la guerre à l’Orient.

Des combattants, l’Asie formait avec l’Afrique du Nord le bloc le plus compact, mais l’Amérique et ses protégés étaient économiquement mieux organisés. À l’ouverture des hostilités, ni les uns ni les autres n’avaient de quantités appréciables d’armements, car la guerre était depuis longtemps « hors la loi ». Ce qui ne changea pas grand-chose à la situation car la guerre à l’époque pouvait se faire fort efficacement grâce aux très nombreux avions civils, chargés de poisons, de bombes à haut explosif, de microbes, et d’organismes « hypobiologiques » encore plus meurtriers, que la science contemporaine considérait tantôt comme la matière vivante la plus simple, tantôt comme les molécules les plus complexes.

La lutte commença violemment, se ralentit, et s’étira sur un quart de siècle. À la fin de cette période, l’Afrique était presque toute entière tombée aux mains des Américains. Mais l’Égypte était un no man’s land inhabitable, car les Africains du Sud avaient réussi à empoisonner les sources du Nil. L’Europe était sous la domination militaire des Chinois, par l’intermédiaire de solides soldats d’Asie centrale, qui commençaient à se demander pourquoi ils ne se rendraient pas également maîtres de la Chine. Le chinois, dans l’alphabet européen, fut enseigné dans toutes les écoles. En Angleterre, cependant, il n’y avait plus d’écoles, ni de population. Car tout au début de la guerre, une base aérienne avait été établie en Irlande, et l’Angleterre avait été régulièrement dévastée. Des aviateurs volant au-dessus de ce qui avait été Londres pouvaient encore distinguer les grandes lignes d’Oxford Street et du Strand au milieu d’un enchevêtrement gris et vert de ruines. La nature sauvage, jadis si jalousement protégée dans les « sites pittoresques nationaux » contre les incursions de la civilisation urbaine, s’étalait, luxuriante, sur toute l’île. De l’autre côté du monde, le Japon avait été également dévasté, car l’Amérique s’était vainement efforcée d’y établir une base aérienne à partir de laquelle on pût toucher l’ennemi au cœur. Jusque-là, cependant, ni l’Amérique ni la Chine n’avaient subi de très sérieux dommages, mais récemment les biologistes américains avaient découvert un nouveau microbe virulent, plus infectieux, plus irrésistible que tout ce qu’on connaissait jusque-là. Il désintégrait le système nerveux à ses plus hauts niveaux et rendait ainsi incapable d’action intelligente tous ceux qui n’étaient même que légèrement touchés par la maladie. Dans les cas graves, il s’ensuivait la paralysie et la mort. L’armée américaine avait déjà, grâce à cette arme, transformé une ville chinoise en asile de fous, et des bacilles vagabonds avaient atteint le cerveau de plusieurs hauts fonctionnaires de la province, rendant leur conduite incohérente. Il devint de mode d’attribuer toutes ses gaffes à une petite attaque du nouveau microbe. On n’avait jusque-là découvert aucun moyen efficace de résister à la propagation de cette nouvelle épidémie. Et comme au début de la maladie, le patient devenait d’une activité fébrile, entreprenant des voyages interminables et sans objet sous les prétextes les plus futiles, il semblait probable que la « folie américaine » se répandît dans toute la Chine.

Dans l’ensemble, donc, les Américains avaient pris l’avantage, militairement. Mais, économiquement, c’était peut-être eux qui avaient le plus souffert, car leur haut niveau de prospérité dépendait largement d’investissements à l’étranger et de leur commerce extérieur. Sur tout le continent américain régnait une pauvreté réelle, et l’on distinguait de graves symptômes d’une guerre des classes, non entre les ouvriers et leurs employeurs, mais entre les ouvriers et l’autocratique caste militaire dirigeante qu’avait inévitablement créée la guerre. Les gros industriels avaient d’abord succombé à la fièvre patriotique, mais s’étaient rapidement rappelé que la guerre était une folie et ruinait le commerce. À la vérité, la ferveur du nationalisme n’avait des deux côtés duré que deux ans, après quoi la soif d’aventure avait laissé place à la simple terreur de l’adversaire. Car dans les deux camps le peuple avait été nourri de la croyance que son ennemi était diabolique.

Quand un quart de siècle se fut écoulé sans que les deux peuples pussent communiquer librement, la différence réelle de mentalité qui avait toujours existé entre eux parut à beaucoup comme une différence d’espèces biologiques. En Amérique, l’Église prêcha que les Chinois n’avaient pas d’âme. Satan, disait-on, avait touché à l’évolution de la race chinoise quand elle avait émergé de l’animal préhumain. Il avait fait en sorte qu’elle fût rusée et dépourvue de toute délicatesse. Il avait fait naître en elle une sensualité insatiable et un aveuglement opiniâtre quant au divin et à cette superbe, impérieuse énergie-pour-l’énergie qui était la gloire de l’Amérique. Tout comme aux temps préhistoriques la jeune classe des mammifères avait balayé les reptiles lourds, bestiaux et démodés, la jeune Amérique à l’âme inspirée était à présent destinée à débarrasser la planète des Mongols reptiliens.